dimanche 4 décembre 2011

Les illuminations océaniques de Montaigne à cheval

"Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent pourquoi je fais des voyages
 que je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je cherche"
Montaigne, Essais, III, IX


A Nouméa, il y a quelques mois, j'avais acheté l'ouvrage "Le dictionnaire amoureux du ciel et des étoiles" à la librairie Montaigne. Intrigué par l'origine du nom de la librairie, j'avais questionné à ce sujet la libraire. Elle m'avait assuré que celle-ci avait été nommée ainsi en raison d'une histoire orale absolument sûre et fiable racontée par les vieux Kanaks, qui célébrait le voyage fabuleux de l'écrivain à travers les océans jusqu'en Nouvelle Calédonie. Je l'ai longuement méditée entretemps, me voici prêt à vous la transmettre.

Librairie bien nommée

En 1568, trois ans avant d'entamer l'écriture de son oeuvre, il passait sous le portique d'entrée de sa vaste demeure, juché par le cul sur son cheval, déterminé à entreprendre le plus grand voyage de sa vie. Il se dirigea lentement et calmement vers l'Océan Atlantique, dont il sentait les embruns au fur et à mesure de son approche qui embaumaient l'air matinal. Les Amériques étaient désormais découvertes, l'ère des grandes explorations battait son plein, il avait lu quantités de livres qui célébraient ces mondes nouveaux, il voulait absolument prendre part à ce festin de la vision de terres nouvelles, de paysages insoupçonnés, de peuples primitifs aux us et coutumes si variés. Il s'avança jusqu'au bord de l'Océan, son cheval marchait d'un pas fluide et dynamique mais il marqua une pause devant l'immensité liquide qui s'étalait devant ses yeux. Michel de Montaigne avait mûrement réfléchi son acte, il avait la prescience de ce voyage, il savait pertinemment que rien ne pouvait le détourner de son but, qu'une volonté farouche pouvait mener l'homme où bon lui semble. Le cheval renâcla, il ne souhaitait pas s'engager sur l'eau, tous ses instincts animaux le prévenant de la folie du projet de son maître. Mais Montaigne tenait fermement les rênes, il pressa vigoureusement les flancs de son cheval et ses étriers. Celui-ci posa son premier sabot et, être-ange miracle, le fer à cheval ne s'enfonça pas dans l'eau mais resta à la surface. Les trois autres sabots se déposèrent sur la surface, et le cheval apprit lentement en quelques pas énergiquement dirigés par Montaigne à progresser sur l'étendue océanique. Son maître le dirigea vers l'ouest et entama son voyage.

Il avança alors jour et nuit, sur la route immense et infinie qui s'ouvrait devant lui. Les entrailles de l'Océan doucement se creusaient alors que son cheval, balançoire perpétuelle, continuait sa course éperdue sur les ondes, toujours en direction de l'ouest. Il ne traçait à l'avance aucune route déterminée, ni droite, ni courbe. S'il faisait laid à droite, il prenait à gauche, puis reprenait à droite pour suivre son cap secret. Parfois, il souhaitait adopter l'allure du galop, il pressait les flancs de son cheval, qui accélérait de plus en plus vite, son bassin épousait les ondulations provoquées par la course effrénée de son destrier. Les sabots reprenaient vigueur quand ils touchaient la surface aqueuse, les éclaboussures jaillissaient en écume poudroyante autour de leurs deux corps emmêlées, les battements de leurs coeurs se précipitaient, s'entrecroisaient dans une communication étroite, vivifiante. Montaigne avait alors le sentiment d'une fusion complète de son cheval et de lui-même dans la Nature. Parfois, il ralentissait, se mettait à l'allure du trot, idéale pour observer les paysages. Il s'enivrait alors de la beauté captivante du soleil, des nuages qui sans cesse se renouvelaient dans le ciel, disparaissaient, se recomposaient et se reflétaient dans l'immense miroir de l'Océan. Il lui semblait que ce théâtre magique, ensorceleur n'avait été déployé qu'à la seule raison qu'il puisse s'y unir, qu'il puisse participer à la mélodie délicate et quotidienne de l'univers. Mais à ces deux allures, il préférait encore celle de la marche. Son cheval adoptait naturellement celle-ci, et Montaigne pouvait alors méditer, réfléchir, rêver. Il avait empli deux sacoches qui pendaient de chaque côté de la selle de livres anciens d'auteurs, de maîtres qu'il admirait tant : Sénèque, Socrate, Plutarque, Xénophon, Epicure, ... Son cheval projetait délicatement ses jambes vers l'avant,  il se laissait doucement bercer, balancer par ces pas nonchalants, il lisait sans cesse, sans retenue, revenait en arrière, soulignait un passage important, fermait les yeux, méditait quelques instants, puis reprenait ses lectures. Parfois, l'envie de dégourdir ses jambes le tenaillait, il descendait en tenant les rênes. Ses pieds suspendus à la surface de l'eau, il commençait à marcher, le regard posé au lointain vers la ligne d'horizon. Il inspirait sur trois pas, maintenait ses poumons emplis d'air sur le quatrième, expirait sur les trois suivants, retenait sa respiration sur le dernier pas, puis recommençait un nouveau cycle. La suroxygénation provoquée par ce rythme de marche le revivifiait, revitalisait l'ensemble de ses membres, l'accordait intimement au ciel et à la mer qui l'entouraient. Il cherchait dans le ciel des significations nouvelles, les pensées s'élaboraient secrètement dans son corps en harmonie complète avec le paysage, elles s'expulsaient délicatement de lui comme une douce respiration au rythme de la marche ; il lui semblait aussi percevoir de vagues lettres dans les nuages, il tissait avec eux les mots  et les phrases qui s'échappaient de lui. Puis il remontait sur ses étriers pour noter ses impressions et poursuivre le chemin. D'immenses navires chargés de marchandises, d'épices, d'esclaves croisaient au loin son chemin mais il les évitait, préférant son cheminement spirituel à leur course échevelée matérialiste. Il se nourrissait de plancton marin et de poissons qu'il lui suffisait de ramasser de temps en temps en tendant la main. Son cheval se régala d'algues magiques qui remontaient aux heures des repas des profondeurs de l'Océan. Tous les deux pointaient leurs bouches vers le ciel au moment où les pluies providentielles délivraient leur manne, leur don éternel vers le monde.
Il était hanté par quelques images. Il se souvenait de son père, qui joua un si grand rôle dans sa soif de connaissances, dans l'éducation quotidienne qu'il reçut, dans l'édification de son caractère. Il se souvenait de son immense ami La Boétie, mort quelques années plus tôt, dont il n'avait cessé d'admirer l'honnêteté intellectuelle, la force d'âme, la douceur de caractère. Il se souvenait de l'horreur commune qu'ils éprouvaient tous les deux devant les exactions commises par les catholiques et les protestants durant les guerres de religion, qui continuaient à ravager son pays. Et bien d'autres images continuaient à le tourmenter. Il aborda enfin le rivage de l'Amérique. 

Il traversa cette contrée neuve, quasiment inexplorée. A la rencontre des Indiens, il s'émerveilla de la présence de tant d'autres vies, d'opinions et d'usages. Il observa leurs moeurs, lima sa cervelle à leur vue, mais pressé de découvrir d'autres peuples et paysages, il ne s'attarda pas, se contentant de les observer du haut de son destrier. Il traversa de part en part le continent, quelques siècles avant Chateaubriand. Aurait-il pu le rencontrer, au détour d'un méandre du Mississipi ?
Tout à coup, il arriva au bord de l'Océan Pacifique. Désormais, il était apaisé.


Portrait du seigneur de Montaigne

Il continua son chemin, le regard toujours fixé sur la mince bande qui découpe au loin la mer et les cieux, où s'affaissait chaque jour de manière immuable le soleil. Au matin, il était le plus souvent juché sur son cheval, le soleil naissait derrière lui, une lumière pâle, translucide, limpide commençait à s'élever dans le monde, une renaissance fabuleuse s'opérait dont il allait être le témoin unique et privilégié . Fermant les yeux, il sentait que le soleil dans les nues reproduisait sa course dans son corps, qu'il éveillait lentement chacun de ses organes. Son cheval continuait à avancer, et Montaigne de méditer. A midi, l'astre solaire resplendissait en plein zénith. Toile ruisselante de clarté, l'Océan infini s'étalait devant son regard. Les millions d'éclats blancs qui scintillaient, se répercutaient sur toute la surface, se transformaient en une vaste nébuleuse contenant des soleils infinis. Certains éclats grandissaient, il lui semblait apercevoir alors des boules de feu dont la splendeur magnifiait le panorama. Son cheval continuait à avancer, et Montaigne de méditer. Au soir, la vue du spectacle plongeant dans l'eau le ravissait d'extase, il se gorgeait de ce spectacle éternel, toujours renouvelé. Les rayons lumineux tournoyaient et dansaient dans l'air, s'unissaient aux nuages ou les combattaient. Les couleurs se déployaient alors, parfois explosives et passionnelles, feux d'artifice incroyables, parfois discrètes et apaisantes. Son cheval continuait à avancer, et Montaigne de méditer. De temps en temps, des orages éclataient dans les nues, les éclairs horizontaux et verticaux se déchaînaient autour de lui, spectacle terrifiant matérialisant ses peurs, sa souffrance, mais il apprivoisa ces tempêtes, il apprit à les percevoir comme des présents de la lumière. La pluie ruisselait de lui comme une immense chevelure, il lui semblait être traversé de part en part par les goutelettes qui tonnaient sur sa peau. Les courants électromagnétiques frappaient l'Océan, les sabots de son cheval s'électrisaient et des étincelles en jaillissaient, les battements de son coeur se précipitaient. Son cheval continuait à avancer, et Montaigne de méditer. Je ne forme qu'un avec le ciel, pensa-t-il. Lassé de somnoler à califourchon, il lui arrivait de descendre, de s'étendre sur la surface de l'eau. Il s'endormait à la belle étoile, et lentement son corps s'entourait de milliers d'algues phosphorescentes qui remontaient des abysses océaniques. Son corps pulsait, battait à l'instar des soleils qui le couvaient. Reposé, il se réveillait et remontait sur sa monture. La vérité est lumière, et la lumière est vérité, se dit-il, elle seule apaise.
Un jour, au moment où le soleil basculait définitivement, il aperçut au dessus de celui-ci le "rayon vert", celui tant recherché par les navigateurs, couleur émeraude qui éblouit un court moment avant de disparaître. Il en eut le souffle coupé ... ainsi que la tête, tranchée par le sabre étincelant de cette lumière. Elle bascula en avant, mais une bourrasque soudaine la redéposa au dessus de son buste. 

Près de deux siècles avant sa découverte officielle, il aborda le rivage de la Nouvelle Calédonie. Il se sentait effectivement empli d'une vigueur nouvelle, d'une espérance printanière. Il traversa cette terre d'est en ouest, puis il marqua une halte dans un village kanak car il était aux antipodes de son monde et avait besoin d'un repos salvateur. Il fut invité dans une case par les anciens, à l'endroit précis où s'élève désormais la librairie, et y habita deux mois, avant de reprendre sa route. Il en profita pour observer les indigènes, scruta leurs modes de vie, les compara à ceux de sa province natale.


La demeure de Montaigne en Nouvelle Calédonie

Montaigne garda toute le reste de sa vie le souvenir de ses illuminations océaniques et de sa rencontre avec les Kanaks. Il ne souhaita jamais dévoiler l'existence de ce voyage dans son oeuvre. Il avait naturellement le goût du secret, il exerça une fonction de  diplomate et resta toujours très discret dans son ouvrage principal sur les négociations qu'il mena. Pourtant les traces de son périple sont nombreuses dans "Les Essais", il suffit simplement de savoir lire entre les lignes. C'est au cours de ce voyage qu'il conçut le projet de se peindre lui-même, juché sur son cheval dans la solitude magnifique des éléments, s'offrant à lui-même comme seul sujet. Il souhaita peindre la vérité de son être, il s'étudia attentivement, lucidement durant tout son voyage, s'estimant à sa juste place, ni trop haute, ni trop basse, atome empli de raison entre le ciel et la mer. Il comprit en voyant la diversité des coutumes que l'homme devait suivre les règles de sa nature, se méfier de toute intolérance qui détériore, avilit la personne humaine. Il s'interrogea sur la permanence de la violence au cours du temps. Il observa les moeurs cannibales en Nouvelle Calédonie, mais il fit remarquer à juste titre dans "les Essais" à ses contemporains prompts à qualifier de sauvages ces moeurs que, pendant les guerres de religion en France, certains de leurs concitoyens faisaient preuve d'une barbarie bien plus extrême en déchirant dans des tortures effroyables les corps de leurs ennemis toujours en vie, qu'ils faisaient rôtir en petits morceaux pour les offrir à dévorer aux chiens et aux porcs. Il étudia la manière de s'habiller des Kanaks, revêtus d'un simple pagne, alors qu'il était lui-même engoncé dans ses vêtements épais. Il ne changea pas ses habitudes, mais il conçut alors le projet de se peindre "tout entier et tout nu" puisque l'homme est toujours nu sous ses vêtements.

Il raconta son voyage aux vieux Kanaks qui l'avaient hébergé, qui avaient apprécié la bonté et la sagesse qui émanaient de cet homme. Ceux-ci perpétuèrent durant quelques siècles la mémoire de cet homme solitaire traversant les océans sur son cheval à la recherche de la vérité sur soi, sur la condition humaine. Le long fil de la mémoire s'est allongé jusqu'à moi, je le tends vers vous, la vérité est entre vos mains. Il est simplement dommage que le travail d'investigation des biographes n'ait pas été suffisant jusqu'à présent pour dévoiler ce pan de la vie de Michel de Montaigne.
Au bout de deux mois, il repartit vers l'ouest après avoir salué ses hôtes. De son voyage de retour depuis les antipodes vers sa demeure, nous ne savons rien. Nous pouvons simplement supposer qu'il s'élança une dernière fois vers le Pacifique, fièrement dressé sur son cheval, qu'il aborda le continent asiatique, qu'il traversa l'Iran, la Turquie et l'Autriche afin de revenir enfin auprès des siens. 

dimanche 27 novembre 2011

Visite de l'enfant perdu du Pacifique

Petite visite de Futuna avec les amis de la salsa. Pour aller sur cette île éloignée de 230 kms de Wallis, nous avons emprunté un petit avion Twin Otter d'une capacité maximale de 20 personnes. Détail amusant, vous êtes pesés au moment de l'enregistrement des bagages, et la répartition dans l'avion se doit d'équilibrer le poids des voyageurs sur l'ensemble de l'appareil. Je suis passé sur la balance, je pesais 68 kilos avec mes habits (Hé non, l'hôtesse d'accueil ne vous demande pas de vous déshabiller) et mon petit sac à dos, j'étais fin prêt pour le combat super-welters qui se profilait ... Le voyage en avion s'est révélé être plaisant. Equipé de deux moteurs à hélice sur les ailes, l'avion survole le Pacifique à une hauteur inhabituelle, bien plus faible qu'avec les avions de ligne habituels. La couche nuageuse est le plus souvent située au dessus de l'altitude de vol, et l'Océan s'offre à vous, démesuré, gigantesque, reflétant parfois les quelques minces nuages qui nous survolaient. Les trois pales des hélices l'avion tournaient à une vitesse vertigineuse, et quelques millions de battements frénétiques de pales plus tard, nous voilà arrivés sur l'île de Futuna, sous une pluie battante.

Heureusement, la pluie au cours du séjour de quatre jours allait se dissiper et faire place à des éclaircies de plus en plus belles et persistantes. Nous avons été accueillis dans les différents foyers tout au long du chemin. Je me suis fait la réflexion que l'île de Futuna était l'endroit idéal pour une personne qui n'a pas le sens de l'orientation comme moi. Quasiment une seule route circulaire qui fait le tour de l'île en longeant la côte, avec les maisons qui s'échelonnent le long de ce chemin. J'ai réussi enfin l'exploit de ne pas me perdre, tout vient à point pour qui sait être patient ;-) 

Première ballade le lendemain sur l'île d'Alofi, qui se dresse à deux kilomètres du sud ouest de l'île de Futuna. Ces deux îles forment l'archipel des îles Horn. Alofi est inhabitée, au contraire de Futuna. J'ai fait le choix de faire une petite marche avec six autres camarades, tandis que la grande majorité du groupe est restée sur le rivage pour se baigner. Le sentier, étroit mais bien tracé, traverse de part en part l'île pour aboutir à la pointe est. La promenade a duré deux heures, à un rythme de marche soutenue, avec un relief accidenté au début et à la fin.  Sur le chemin, nous avons croisé quelques Futuniens qui venaient cultiver les champs de taros ou de manioc. J'ai calculé que certains faisaient un trajet de près de trois heures par jour pour cultiver ces petits lopins de terre. Après la descente de quelques marches, nous avons abouti à une plage sur laquelle se dressait un grand falé, où nous nous sommes abrités du soleil pour pouvoir manger. Nous sommes allés ensuite au site de la grotte de la Vierge, à gauche de la plage. Après un sentier très escarpé, apparition d'une vaste cavité, peu profonde toutefois, où la pierre semble suspendue comme des stalactites. Dans un petit espace, sans doute creusé par les Futuniens, s'élève une statue de la Vierge, très vénérée à Futuna. Une dizaine de Futuniennes se trouvait dans la grotte, à faire une petite sieste en plein midi. Nous avons parlé avec deux d'entre elles qui étaient éveillées. L'eau ruisselle de la roche, puis elle est collectée dans un petit bassin. Cette eau est considérée comme miraculeuse à Wallis et à Futuna. Toutefois, en raison de la sécheresse qui avait sévi sur l'île, le bassin de rétention était quasiment vide.


Grotte de la Vierge

De l'autre côté de la plage, deuxième attraction de l'île d'Alofi. A quelques mètres de l'endroit où les immenses vagues du Pacifique viennent se briser se trouve une petite retenue d'eau très limpide, "la piscine", dans laquelle il est possible de se baigner. L'eau était à une température idéale, mais le rendez-vous programmé avec le bateau qui devait nous ramener à Futuna se rapprochait et nous avons dû repartir. Sur le chemin du retour, "Speedy Pascal", grand marcheur et coureur devant l'Eternel, a enclenché la vitesse supérieure, je me suis mis dans son sillage et nous sommes arrivés en une heure trente au lieu de départ.
Seul inconvénient au cours de la randonnée, les moustiques, d'une espèce particulièrement vorace à Alofi. Les moustiques de l'hémisphère sud partagent un point commun avec nous, ils raffolent des mets exotiques. Et les métropolitains sont une proie particulièrement tendre et appréciée. Dès que nous avons abordé l'île, l'un des moustiques s'est écrié : "Miam Miam, papalanis à l'horizon ..." La rumeur s'est propagé sur tout l'essaim et Bzz Bzz, ils ont commencé à fondre sur nous en escadrille, chacun d'entre eux entamant une descente en piqué pour se ficher dans nos chairs. "Banzaï" "Banzaï", ils s'enfonçaient dans la peau pour commencer leur festin. Sur Alofi, la protection anti-moustique durait à peine une heure, et les voilà qui vrombissaient à nouveau autour de nous. Nous avons dû nous asperger plusieurs  fois au cours de la journée pour échapper à leurs attaques.

Le lendemain, journée sportive le matin avec un petit jogging en compagnie de Vincent et Sylvain, puis intermède farniente. En fin d'après midi, je suis allé avec Alain et Nadine observer le four cannibale de Futuna. Les Futuniens, ainsi que les Wallisiens et une part importante des peuples d'Océanie, ont été des peuples anthropophages. Que reste-t-il de ce passé ? Un petit cercle de pierres blanchies au milieu de la verdure.  Petit passage extrait d'un article du journal "Le Point" qui explique ce système du cannibalisme : "A Wallis et Futuna, le cannibalisme repose avant tout sur le système social qui sépare les hommes en deux catégories : ceux qui sont « habités » par les dieux, les « nobles », et ceux qui ne le sont pas. Un système toléré parce qu'il est souple : un individu peut changer de statut dans un sens comme dans l'autre. Pour nourrir ces esprits intérieurs, lors des cérémonies de récoltes ou d'intronisations des chefs, il faut manger de la chair humaine. Les victimes sont en général soit des prisonniers de guerre, soit des voisins imprudents, c'est-à-dire des « autres ». Mais on peut aussi manger ses morts ou choisir parmi les non-nobles de son village. Pour éviter les abus, les chefs interdisent momentanément la chasse à l'homme, comme ils le font pour la cueillette de fruits ou de tubercules en cas de pénurie. Les victimes potentielles ont un recours : manger avant d'être mangées !"
Comme l'heure du repas s'approchait et que nous avions faim, nous sommes promptement rentrés nous restaurer ...

Four cannibale de Futuna

Vous connaissez sans doute la plaisanterie des cinq juifs qui révolutionnèrent le monde, sinon, petit rappel ... Cinq juifs ont successivement marqué l'histoire de l'humanité en décrétant la règle universelle qui régit le monde : D'abord Moise arriva  " tout est loi " ; Puis Jésus affirma " tout est amour " ; Puis Marx observa  " tout est argent " ; Puis Freud proclama " tout est sexe " ; Et enfin Einstein ajouta " tout est relatif..."
Notre visite à Futuna nous a permis de voir à quel point tout est relatif. La première fois que vous abordez Wallis, vous avez le sentiment d'une île d'une grande pauvreté, sur laquelle il est difficile de trouver quelques biens de consommation courante dans les magasins. Nous avons donc coutume de nous plaindre, de râler, de pester, en bons Français que nous sommes. Arrivés sur l'île de Futuna, vous comprenez que le territoire le plus pauvre de la France n'est pas Wallis mais la contrée de Futuna, et que nous sommes des privilégiés au regard des Futuniens. Il existe une très grande différence de développement entre Wallis et Futuna, au désavantage de cette dernière. L'asphalte de la route principale est très abîmée, craquelée et truffée d'ornières. Le ravitaillement pose toujours problème ici et pendant plusieurs mois, les habitants peuvent ne pas disposer de biens essentiels tels que les bouteilles de gaz. Louis Antoine de Bougainville en abordant l'île en 1768 l'avait surnommée "L'enfant perdu du  Pacifique". Futuna, terre française la plus éloignée de Paris, reste toujours égaré de l'autre côté du Pacifique. 

Dernière excursion avant de partir, je suis allé avec Nadine et Alain, avec qui j'ai habité quelques jours, visiter le versant nord-ouest de l'île. Dans le village de Poi s'élève au pied de la montagne verdoyante une cathédrale, qui célèbre la mémoire de Saint Pierre Chanel. Deux pins colonnaires d'un aspect semblable, comme deux frères, se dressent devant la façade blanche de l'édifice religieux.

Cathédrale de Poï

L'intérieur de l'église était très abîmé. Quelques câbles électriques arrachés reposaient dans un coin.  L'île de Futuna a été touché par le cyclone Thomas, qui fut dévastateur, en mars 2010 et les marques de son passage étaient encore très nombreuses de ce côté de l'île. Près de l'entrée se dressait la plus étrange sculpture en bois qui soit. Il s'agissait d'un oiseau au bec très long, attifé de collier et de guirlandes très colorés, dont la taille équivalait à celle d'un humain. Il avait les bras sectionnés et à force de le scruter, nous nous sommes rendus compte qu'il s'agissait d'un bénitier, un grand trou émergeait de sa poitrine dans laquelle on distinguait de l'eau bénite. Etait-ce une représentation du Saint-Esprit, souvent incarné sous la forme d'un oiseau ?

 Bénitier original

La cathédrale de Poi est un lieu de pèlerinage en raison des reliques de Saint Pierre Chanel. Celles-ci se trouvent dans une petite chapelle située à quelques dizaines de mètres de la cathédrale. Une jeune Futunienne nous a invité à visiter celle-ci. A sa mort, le missionnaire avait été enterré à Futuna, puis ses reliques avaient été dispersées. Les restes du corps avaient été envoyés à Lyon tandis que les reliques du crâne se trouvaient à Rome. Désormais, ces deux reliquaires reposent à Futuna  à l'intérieur d'une commode dans de grands coffres dorés. Sur les murs deux grandes fresques, dans un style très naïf, évoquent le martyr du saint.

Le coup de machette fatal

Sortis de la chapelle, nous sommes allés en direction du site des Pyramides, un bloc de deux rochers qui ont une structure pyramidale, au pied desquels s'offre à la vue un superbe paysage. Sur le chemin, la route goudronnée avait été arrachée par le cyclone de son aire et quelques lambeaux déchiquetés de bitume reposaient ça et là. Le panorama qui s'offrait à la vue à la pointe des Pyramides était magnifique, vous plongez le regard depuis l'ultime Frontière de la France vers l'océan sans fin. La marée était montante, les rouleaux du Pacifique venaient se précipiter sur les rochers, se fracasser contre eux et se disperser en écume poudroyante . Parfois, l'eau franchissait la barrière des roches, s'engouffrait dans les brèches, montait lentement dans un réceptacle provisoire en prenant une teinte blanchâtre dans laquelle on discernait une vague nuance de bleu. Combat éternel de l'Océan et de la roche. La vie est un combat, disait mère Thérésa : Je le sais, je le sais, dit l'eau, je vaincrai ; je le sais, je le sais, dit la roche, je saurai me défendre ... Nous avons observé un petit plan d'eau dans lequel étaient prisonniers de minuscules poissons, abandonnés là par une précédente marée. Ils frétillaient vivement dans l'eau, semblant attendre le miracle du retour de l'Océan pour repartir vers le grand large.

Pyramides de Futuna

Je me suis retourné et j'ai regardé une dernière fois le site avant de repartir. Du haut de ces Pyramides, plusieurs millions d'années nous contemplaient.

dimanche 20 novembre 2011

Les affres du permis bateau

J'essaie actuellement de passer le permis bateau option côtière version Pacifique. Si je l'obtiens, j'aurais la possibilité de conduire un navire à 6 miles d'un abri. Il se décompose en deux parties, l'une théorique avec un QCM de 20 questions, avec une possibilité de trois erreurs au maximum, et d'un examen pratique. Mon niveau laisse encore beaucoup à désirer ...

Théorie : questions épineuses de vocabulaire

Je me familiarise avec une quantité de termes marins, dont certains sont totalement nouveaux et d'autres connus, mais dont le sens parfois était relativement imprécis en ce qui me concerne. Je les apprends, et tôt ou tard la rêverie m'envahit ...

Amarre : Cordage servant à tenir le bateau le long d'un quai.
Quand je suis parti d'Alsace, je me suis écrié "Larguez les amarres". Le cordage est retiré en moi, il faudra bien que je m'agrippe quelque part un jour.

Amer : Point remarquable sur la côte, qui peut servir de repère, comme par exemple une chapelle, une cheminée, un château d'eau.
Dans ma vie, certains amers émergent sur la berge du passé. Mais au fur et à mesure de l'éloignement vers l'intérieur des terres, les points doux et sucrés, innombrables, se dressent à l'horizon.

Bâbord-Tribord : Partie gauche et droite d'un navire quand on regarde vers l'avant.
Je suis distrait, indécis. Quand j'arrive à un carrefour, la question surgit " Faut-il aller à gauche ou à droite ?". Désormais, plus de croisement de chemins devant moi, seul l'Océan infini s'étale devant moi, mais la question demeure " Bâbord ou tribord ?" 

Cap : Direction suivie par le navire
Un bon capitaine est celui qui sait tenir un cap, contre vent et marées. Capitaine de mon âme, Ô mon capitaine, sauras-tu assurer une route droite et digne vers l'avant, malgré l'adversité et les chocs rudes du destin ?

Compas : Équivalent de la boussole dans un bateau portant les quatre points cardinaux. Sert à indiquer la route à suivre par rapport au nord magnétique.
Je n'ai aucun sens de l'orientation. Au milieu de l'Océan Pacifique, j'ai perdu tous mes repères : où est le nord, où est le sud, où est l'est, où est l'ouest ? Je ferme les yeux, je scrute en moi : au nord-est ou au nord-ouest, la France et l'Alsace. Le Nord me magnétise.

Dérive : Action du vent et du courant qui écarte le navire de sa route.
Erre : Vitesse conservé par le navire après avoir coupé le moteur.
Je cours, je nage, je vole ... Et si je m'arrête, je ressens l'avance inexorable du temps en moi "Tic Tac Tic Tac". Je vais errant, errant, erhan, sous l'action des vents qui me déportent vers de nouvelles rives.

Feu à éclats : Balise lumineuse pour laquelle la période de lumière est plus courte que l'obscurité
Feu à occultations : Balise pour laquelle la période de lumière est plus longue que l'obscurité.
Occulter l'obscurité ; Participer au jaillissement de la lumière ; La capter ; L'étendre autour de soi ; Augmenter son intensité ; Qu'elle persiste.

Flot et  Jusant : Marée montante et descendante
Parfois mon coeur-Océan nage dans le flot et la joie, parfois il épouse le jusant et la tristesse.

Ligne de foi : Repère placé sur la cuvette du compas et matérialisant l'axe longitudinal du navire.
Où est ma ligne de foi alors que je ne crois pas en Dieu ? Pourtant, je ressens la présence d'un repère au plus profond de moi, immuable, indestructible et immatériel, qui guide chacune de mes actions.

Moutons : On dit que la mer moutonne lorsqu'un plan d'eau commence à s'agiter et à blanchir, sous l'effet du vent.
Lorsque je suis en mer, je les entends Bêe Bêe qui commencent à courir autour du navire, à frétiller dans l'eau, à sautiller sans cesse, empêchant tout repos. Les moutons sont si nombreux que je suis incapable de les compter. Excédé, je m'élance vers la proue du navire, les bras en croix je m'époumone "Hi Han, je suis le roi du monde". Bêe Bêe - Hi Han Hi Han, combat de l'âne têtu contre les moutons bêlants qui s'acharnent contre le vaisseau. A la fin, les moutons s'épuisent.

Noeud : Unité de vitesse équivalent à un mile nautique, soit 1852 m, par heure.
Il faut savoir démêler les noeuds de la vie. Si vous accélérez, ils se multiplient. Décèlerez, décèlerez, les noeuds seront moins nombreux et plus faciles à dénouer.

Veiller : Acte de surveiller le plan d'eau, la veille est obligatoire de jour et de nuit.
Mon corps s'endort, mon coeur-esprit veille.

Pratique : Maladresses et Enervement - Apaisement

Avec quelques révisions, je pense venir à bout de l'épreuve théorique. Par contre, je redoute davantage la pratique.

Le bateau-école au mouillage

J'ai du mal à maîtriser la propulsion du navire. J'accélère avec trop de brusquerie, j'ai des difficultés à respecter les trajectoires demandées. Deux exercices me posent quelques soucis.

Manoeuvre de l'homme à la mer
L'examinateur crie "Un homme à la mer à tribord ou bâbord", il faut rapidement tourner la barre dans la direction souhaitée puis mettre le moteur au point mort. On jette à l'eau une bouée jaune en forme de fer à cheval attachée à une balise sphérique. Ce dispositif est muni d'un lest, il symbolisera l'homme qu'il faudra récupérer sur le bateau.





Au secours je me noie
L'exercice consiste à s'éloigner de la bouée, à venir placer le navire au vent, puis à laisser tranquillement le navire dériver pour récupérer la balise à tribord. Il faut donc se mettre à une dizaine de mètres de celle-ci, arriver très lentement à immobiliser le bateau et battre en arrière si c'est nécessaire. Lorsque la bouée est suffisamment proche, le pilote doit abandonner le poste de conduite pour le récupérer rapidement.
J'ai du mal à évaluer le côté où il est nécessaire de se placer. Il m'est arrivé à deux reprises de me placer contre le vent mais à bâbord, et je voyais lentement le mannequin improvisé s'éloigner de moi ... D'autre part, même si je me place du bon côté, mes accélérations sont trop brutales, et la bouée s'est échappé par l'avant à mon grand désespoir. Il m'a fallu recommencer encore une fois. Lorsque je réussis enfin la manoeuvre, je monte la personne tombée malencontreusement à l'eau, je la presse délicatement, tendrement contre mon coeur, je l'embrasse avec effusion, je la rassure, je lui dis que jamais je n'ai eu l'intention de l'abandonner, que je suis désolé pour le retard, je la prie de me pardonner pour ma maladresse, que j'ai fait tout mon possible ...

Accostage au quai
Pour accoster, il faut se présenter lentement afin que l'axe du navire fasse un angle de 30 à 40° avec le ponton. A quelques mètres, on doit se mettre en parallèle, mettre la barre à droite  et passer une légère marche arrière. Le bateau doit être maintenu contre le ponton, puis il faut l'amarrer. Je m'approche souvent avec trop de vitesse, et mes marches arrière sont encore une fois trop heurtées. Dernier élément à prendre en compte, le vent qui peut vous éloigner du bord et rendre encore plus difficile l'exercice.
J'étais excédé à la fin de la troisième séance, j'avais raté toutes mes manoeuvres d'accostage. J'étais à chaque fois repoussé par des rafales lorsque je me rapprochais du ponton. En descendant du navire, je pestais contre moi, j'ai regardé au loin les balises latérales qui marquent l'entrée du lagon.  Le vent soufflait par bourrasques et entraînait dans sa course l'eau, qui écumait comme des milliers d'étoffe blanche à la surface. Mon esprit aurait voulu devenir le vent lui même, s'éloigner du lagon à une vitesse vertigineuse, souffler tel un ouragan dans l'espace immense, me déposer sur la cime d'une vague démésurée, fracasser les îles désertes, emporter avec moi la terre rouge ainsi que les cocotiers comme des épaves à la dérive, puis lentement m'essouffler, m'apaiser, devenir un souffle imperceptible, une simple ride ralentissant voluptueusement sa course, m'unir étroitement à l'eau, me dissoudre éternellement dans l'Océan Pacifique, me transformer en une surface pure, infinie, apaisée, miroir étincelant réfléchissant le soleil, écran soyeux captant la lune. Silence et Plénitude.

dimanche 13 novembre 2011

Chantez et dansez en ronde, au rythme de la salsa

"Debout chantez plus haut en dansant une ronde"
Nuit rhénane, Guillaume Apollinaire

Lorsque je suis arrivé à Wallis, j'étais convaincu que j'allais devoir mettre une petite parenthèse à ma passion pour la danse. Je pensais qu'il serait très improbable que cette activité soit présente sur l'île. En discutant avec des amis, j'ai eu la surprise d'apprendre l'existence d'un groupe qui pratiquait régulièrement la salsa. J'ai contacté Jérémy qui enseignait cette danse, et j'ai été associé à la réunion de lancement de l'association "Salsa Uvea" car le groupe souhaitait évoluer vers une structure associative. Je leur avais simplement dit que j'avais beaucoup pratiqué la salsa en métropole et que je travaillais en qualité d'adjoint à la paierie. Cette deuxième information n'était pas tombé dans l'oreille de sourds puisque lorsqu'il a fallu désigner un trésorier, fonction stratégique qui implique une connaissance de la comptabilité et qui est généralement peu convoité au sein des associations, tous les regards se sont tournés vers moi et la question a fusé "Est-ce que ça te dirait d'être trésorier ?". Et Abracadabra, je me suis transformé en cheville ouvrière de cette association, certes responsable des comptes, mais aussi enseignant en compagnie de Valérie et Jérémy.

Surprise encore plus grande, il y a aussi un petit groupe de salsa sur l'île de Futuna, distante de 230 km de Wallis. Le territoire de Wallis-et-Futuna est en réalité constitué de deux îles éloignées l'une de l'autre, à la fois historiquement et culturellement. Les Wallisiens sont d'une souche tongienne, tandis que les Futuniens sont les descendants de Samoans. Ce qui les relie malgré tout étroitement : leur appartenance commune à la France ... L'idée de réunir les deux groupes de salsa a émergé, Futuna nous a gentiment invité, et nous voici partis vers  cette destination  pour quatre jours, à bord du Twinotter "Ville de Paris".

Quelques membres de "Salsa Uvea", sur la piste de Futuna

Nous avons été hébergés chez l'habitant. Deux soirées danse au programme lors de cette petite escapade. Lundi soir, à la maison de l'artisanat, et jeudi soir dans un hôtel avec un petit spectacle de danses orientales. Celui-ci dura environ une demi-heure et s'avéra très plaisant. Petite bouffée d'Orient au milieu de l'Océan Pacifique ...

Un papillon de l'Orient dans la nuit futunienne

Nous avons dansé la salsa à Futuna lors de ces deux soirées, sous forme de rueda. J'ai approfondi deux danses dans ma vie et après m'être consacré au tango, j'ai pratiqué intensivement la salsa.

La salsa, c'est le soleil ... J'ai eu l'occasion d'enseigner également cette danse à Strasbourg à l'université, et que ce soit ici ou en Alsace, j'ai toujours préféré l'enseignement sous forme de "rueda de casino". La rueda se danse en formant une grande roue, un grand soleil, puis chacun des couples exécute une variété de figures en réponse au meneur, appelé aussi leader ou chanteur qui donne la mesure par des mots, en demandant de réaliser successivement les mouvements. Ceux-ci peuvent être courts et  simples, impliquant un changement de partenaires, ou plus longs et complexes et demander agilité et rapidité. De l'extérieur et de l'intérieur, le spectacle donne le sentiment d'une chorégraphie vivante et enjouée. Et me voici devenu chanteur de rueda à Wallis-et-Futuna, moi qui chante particulièrement faux ... Ici, c'est bientôt l'été dans l'hémisphère sud, la saison des pluies et des cyclones s'approche, je ne pense pas être totalement étranger aux pluies torrentielles qui s'abattront sur l'île ;-)

J'ai cherché l'origine de cette danse sur Internet, j'ai trouvé amusant que certains sites anglais émettent l'hypothèse d'une ascendance française ... Ils évoquent le règne de Louis XIV, le Roi-Soleil, avec l'apparition des ballets de cours. Au XVIIIème siècle, la Contredanza, qui s'inspire des menuets et contredanses des cours européennes, s'impose sur l'île de Cuba. L'aristocratie créole, les Espagnols et les Français venus de Louisiane, de la Nouvelle Orléans et de l'île d'Haïti interprètent cette Contredanza, qui est une sorte de ballet dansé par des couples, dirigé par un "bastonero" qui annonce les figures.  Il faut rendre à César ce qui appartient aux Français, nous avons inspiré la rueda, mais hélas nous avons oublié de déposer le brevet d'invention ;-)

La véritable naissance de la rueda est intimement liée aux origines de la révolution castriste à Cuba en 1958. Les jeux d'argent sont interdits dans les casinos, mais ceux-ci restent ouverts en se convertissant en dancings, où se déroulent des compétitions amicales de danse. La rueda de casino tire son nom de certains clubs de la Havane comme El Casino Deportivo, Casino La Playa, Casino Spanish où cette danse se développe, où naît une nouvelle manière de danser le "son cubain", dans le temps et non plus en contretemps. Les danseurs commencent progressivement à réaliser leurs mouvements ensemble. La rueda venait de voir le jour et allait se répandre comme une flamme sur l'île.


Flammes de la salsa ... L'incendie ne s'est pas cantonné à Cuba. Les Cubains en émigrant aux Etats-Unis apportèrent leur culture propre, avec la musique et la danse. La rueda s'est taillée une place dans la communauté latino-américaine de Miami, elle s'est diffusée ensuite de New-York à Paris, et même désormais dans les lointaines petites îles françaises du Pacifique ... A chaque petit saut d'un pays à l'autre, la rueda a connu de petites variantes mais la structure de base reste identique.

La rueda est dorénavant une manière particulière de danser la salsa, en compagnie de plusieurs couples. Au niveau musical, la salsa, mot espagnol qui signifie "sauce", s'est développé dans les  années 1970, elle est la fusion de plusieurs rythmes cubains comme le "son" ou le "mambo", mais aussi colombiens, portoricains, dominicains. En France, on a coutume également de faire la différence entre deux manières de danser la salsa, un style portoricain avec le respect des lignes de danse, de nombreux jeux de jambes appelés "shines", et un style cubain, avec des gestes économes, des passes épurées, où les déplacements se font à travers des tours successifs. Une même distinction est réalisée au niveau de la musique entre un style cubain et portoricain, avec des aficionados convaincus dans chaque camp. Salomon, Salomon, je coupe la salsa, danse et musique, en deux avec mon sabre : à titre personnel, je préfère danser sous forme cubaine, je trouve que la manière de danser est plus dynamique, plus enjouée ; par  contre, je préfère le style musical portoricain, les morceaux sont plus entraînants, plus marqués, il est plus facile de trouver le rythme.

J'ai transmis le virus de la salsa à mon petit frère Fatih. Je lui ai enseigné les rudiments de la salsa en deux mois. Je l'ai vu progressivement s'améliorer, puis quelques mois plus tard, en le regardant tournoyer sur les pistes, j'ai dû convenir que le disciple avait largement dépassé le maître ... Une simple pichenette en haut d'une montagne était devenue une avalanche, c'est devenu un passionné de cette danse. Il a donné quelques cours à un ami qui se prénomme Siavach. A deux, ils ont créé une association de salsa, qui est devenue très populaire sur Strasbourg, "Salsa Loca", dans laquelle Fatih enseigne. Il transmet maintenant à son tour la flamme vers d'autres, qui s'adonnent à cette drogue enivrante de la salsa ... 

Petite vidéo de l'association Salsa Loca

Prenez garde aux étincelles de joie de la salsa, elles sont particulièrement vives ... Entrez dans la ronde, entrez dans la danse, vous ne le regretterez pas. Chers messieurs, invitez vos partenaires, et jailliront entre vous les étincelles des sourires, les lueurs de l'amitié. Que vos mains, délicates comme des papillons, se tendent vers elles pour les faire tournoyer. Galilée, Galilée, expert dans la course du soleil et des planètes, tu avais raison lorsque tu murmurais "Et pourtant, elle tourne", il suffit simplement de les y inviter, tour à droite, tour à gauche, double-tour ... Profitez-en pour les guider où bon vous semble, en accord avec la musique, profitez-en, profitez-en sur la piste car dans la vraie vie, ce sont les dames et les demoiselles qui mènent la danse ;-)

Mesdames et Messieurs, nous allons traverser une zone de grivoiseries. Pour votre sécurité et votre tranquillité, je vous prie de bien vouloir attacher votre ceinture de chasteté ...

La raison pour laquelle je préfère la salsa cubaine est que je la trouve beaucoup plus ludique et expressive. J'ai toujours trouvé très amusant le style guaguanco et la chorégraphie qui en découle. C'est une forme de parade érotique, où les partenaires s'attirent mutuellement, se repoussent avec une grâce sensuelle. La danse joue à fond la carte des clichés, puisque la femme se fait coquette,  séductrice. Elle fait mine d'ignorer le mâle impétueux qui tourne autour d'elle. Celui-ci fait le coq, il  est ardent, la poursuit de ses avances, esquisse des mouvements de bassin suggestifs et de temps en temps, lance sa main ou son pied en avant, en simulant un geste de possession vers sa partenaire, comme une petite piqûre. Je vous laisse imaginer ce qu'il souhaite lui inoculer comme vaccin ... La femme se protège avec les plis de sa robe, les paumes de ses mains, mais à la fin, elle finit par céder.

Mesdames et Messieurs, vous pouvez détacher vos ceintures ...

Et puisque l'histoire de la rueda nous a transporté jusqu'à Louis XIV, petit rappel d'une fable de La Fontaine, "La Cigale et la Fourmi", qui évoque le chant et la danse ...

La Cigale, ayant chanté
Tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
"Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'Oût, foi d'animal,
Intérêt et principal. "
La Fourmi n'est pas prêteuse :
C'est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
- Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
- Vous chantiez ? j'en suis fort aise.
Eh bien! dansez maintenant.

Lorsque j'étais plus jeune, on m'avait appris que la morale de cette fable était pleine de moqueries envers la cigale. Ayant roulé ma bosse, je sais que mes enseignants avaient tort, qu'il faut accepter  cette maxime au sens littéral. La fourmi, insecte de grande sagesse, qui travaillait sans nul doute pour les finances publiques, avait raison : Pour être heureux, il ne faut pas se contenter de chanter en été, il faut aussi danser en ronde, nuit et jour, en hiver comme en été, au printemps et à l'automne ... Ce n'était peut-être pas la morale de la Fontaine, mais ... c'est la mienne ;-)

dimanche 6 novembre 2011

Perceptions du temps sur le scooter (partie 3)

 Il y a trois temps, le présent du passé,
le présent du présent, le présent du futur"
Saint Augustin

Nuages, Vent et Pluie

Spectacle féerique des nuages dans le ciel de Wallis ... Le vent n'avait cessé de souffler pendant toute la journée. Je rentre sur le scooter après une journée de travail, je me dirige vers la maison, un tableau impressionnant se dessine dans le ciel : les nuages ont pris une forme régulière, se sont associés pour former des bandes blanches pommelés, s'étirant à l'infini dans l'azur. Où que je porte mon regard, à droite, à gauche, devant moi, derrière moi, je vois ces immenses traits  occupant tout l'horizon, comme un champ céleste parcouru par les sillons du labour. Lentement, ils commencent à se colorer de rose sous l'effet du soleil couchant. Arrivé chez moi, j'immobilise le scooter, je me poste dans le jardin, je continue à observer la scène. Le soir tombe, la teinte des nuages s'obscurcit. Et je m'interroge : Par quel être-ange miracle de la Nature ce théâtre étourdissant, imprévisible et magique est-il possible ?
Un autre jour, je vois un nuage démesuré en forme de losange, avec les arêtes arrondies, resplendissant à l'est de l'île. Je m'arrête un instant en haut d'une côte pour admirer le paysage. Tout à coup, dans cet amas duveteux et régulier, une déchirure en plein centre qui enfle, une ouverture qui prend les vagues dimensions d'une arche, au travers de laquelle le frémissement du ciel bleu se communique à moi. J'ai étendu mes mains vers l'infini à l'horizon, j'ai touché le ciel azuré ainsi que le nuage, qui lentement s'est dispersé comme dans un songe en milles étoffes à travers l'espace. Mes mains-nuages sont redescendues immédiatement jusqu'à moi, étourdies par ce contact inattendu ...
Je rentrais d'une exploration de plongée, depuis le port d'Halalo dans le sud. Je choisis le trajet de la RT2, beaucoup plus rapide et direct pour arriver jusqu'à chez moi. Quelques gouttes de pluie m'accompagnent sur le chemin. En haut d'une côte, j'aperçois un peu plus loin la route qui s'élève à nouveau, noyée sous un déluge spectaculaire qui s'abat depuis le ciel. Je m'approche de cette zone menaçante, sombre, je ralentis peu à peu, j'entre dans la dépression, je suis foudroyé. Les gouttes de pluie-fléchettes s'abattent depuis le ciel, me criblent, me traversent de part en part, s'égouttent en ruisseau de mes vêtements. Je suis aveuglé, je ne vois rien si ce n'est les quelques mètres qui me précèdent. Tout à coup, la violence de la pluie diminue, je m'arrête, je regarde derrière moi, je viens de dépasser la zone de turbulences qui semble concentrée sur une distance d'à peine un kilomètre et demi. Je continue mon chemin jusqu'à la maison, je descends du scooter et je me rends compte que j'ai oublié mon sac avec mes affaires (serais-je distrait ?...) au centre de plongée d'Halalo. Je rentre tout de même chez moi, je prends une petite douche rapide, je prends de nouveaux vêtements, je repars. Je reprends le même chemin, près d'une demi-heure s'est écoulée depuis mon premier voyage et, à ma grande stupeur, au détour d'un virage, je vois la même zone se dresser quelques dizaines de mètres devant moi ... Je suis sidéré, emporté par l'élan, je ne rebrousse pas chemin. Même sort, même punition des éléments, foudroiement du ciel sur moi, en moi, la pluie et le vent tourbillonnent, se projettent, je vacille sous la douleur, je continue à tenir le cap. Exactement au même endroit où j'étais entré dans la tourmente à l'aller, la pluie diminue en intensité. Après avoir récupéré mes affaires, jamais deux sans trois, je décide prudemment d'emprunter la RT1. Parcours paisible, enfin ...

Ombres du passé
J'observe mes deux rétroviseurs, à droite et à gauche, dans lesquels se reflète la route dépassée. Une mention en lettres blanches sur le bord intérieur du miroir cerclé de métal, destinée à rendre le conducteur prudent, m'interpelle : "Objects in the mirror are closer than they appear" "Les objets dans le miroir sont plus proches qu'il n'y paraît". Je me retourne, je regarde un pin des Caraïbes, puis j'observe son reflet dans le miroir, effectivement son image semble lointaine dans celui-ci. Je reprends ma route, le pin s'éloigne lentement, ainsi que ma route révolue, le souvenir des lumineuses images du chemin que j'ai parcouru,  qui ne sont lointaines qu'en apparence, s'élève en moi. Miroirs de la conscience, mes doux miroirs, qui vous contentez de réfléchir, les mots inscrits en vous rayonne de vérité. Reflets colorés du présent de mon passé, votre taille réelle est immense, et vous luisez aussi en moi ...
J'ai quatre ans, le long périple depuis Ankara jusqu'à Strasbourg touche à sa fin, mes parents, mes deux soeurs et moi arrivons dans la cour intérieure au fond de laquelle se dresse le premier logement que nous allons occuper en Alsace. Mon père s'adresse en français au voisin d'origine espagnole, le salue, lui présente sa famille. Je suis complètement sidéré, mon propre père parle une langue étrangère, dont les accents me sont totalement inconnus. Depuis que nous avons pris le train en Turquie, je commence à comprendre que le monde ne se limite pas à ma famille, à mes proches, à mon quartier, qu'il est une immense tour de Babel peuplée de personnes inconnues, s'exprimant dans des sabirs improbables. Je m'amuse, paraît-il, à me poster devant ces personnes, à m'exprimer comme eux en baragouinant n'importe quoi, en tournant la langue dans ma bouche pour les imiter. Seul le souvenir du moment où mon père commence lui-même à s'exprimer dans ce nouveau langage est gravé dans ma mémoire, je suis stupéfait qu'il soit capable de communiquer avec ces extra-terrestres. Je recommence mon manège, je babille à nouveau mon langage inventé. Mon père  explique que je fais semblant de parler en français, le voisin sourit, ils continuent leur conversation. Je ne sais pas encore qu'un jour, je maîtriserai cette nouvelle langue bien mieux que le turc.
Mon père vient de mourir voilà plus de dix ans, je me rends pour une visite chez mon oncle Cemal à Ankara. Il est mon oncle préféré, celui qui ressemble le plus à mon père, physiquement et de caractère. Je sais qu'il est très gravement malade, qu'il est quasiment à l'article de la mort. Je pénètre le seuil de la porte, je le vois couché sur le canapé, il me voit, ébauche un vague mouvement de la tête. Je ne peux m'empêcher d'avoir un mouvement de recul, d'effroi absolu que son regard capte. Idée fulgurante qui me traverse l'esprit : je me souviens des images des hommes issus des camps de concentration, il leur ressemble, même maigreur cadavérique du corps, même absence de chair sur le visage où le crâne affleure, même regard halluciné et fixe. Il est au stade ultime de la maladie, sans doute victime d'un cancer généralisé en phase terminale qui ronge ses organes l'un après l'autre, qui sape toute résistance en lui. Est-il mort, est-il vivant ? J'ai vu le visage de la mort quand j'ai vu mon père à la morgue, il me semblait apaisé, celui de mon oncle flottant entre deux mondes me terrifie davantage. Pourtant, progressivement, il se transfigure à nouveau en visage vivant, aimant, ma peur diminue puis disparaît, j'arrive à lui parler. Il est incapable de s'exprimer mais il émet quelques borborygmes que sa famille, habituée à décrypter ses propos, traduit au fur et à mesure. Parfois, en écoutant nos conservations, il lui arrive même de rire. Je le côtoie quotidiennement pendant quelques jours d'affilée, ma mère et moi rentrons à Antalya, nous sommes rappelés quelques jours plus tard, il vient de mourir.
7 mai 2006, c'est mon premier marathon, à Genève, je suis proche de l'arrivée, dans un état de décomposition absolue. Je m'interroge : comment peut-on s'infliger une aussi grande souffrance, de manière volontaire de surcroît ? Après le 32 ème kilomètre, la souffrance m'a envahi, mille fois je me suis dit que je devais m'arrêter, commencer à marcher comme ceux que je dépasse en chemin, mille fois j'ai repoussé cette idée, ma volonté s'est tendu contre mon corps, a repoussé constamment, vaillamment cette idée que lui soufflait chaque organe exténué, morcelé, décomposé. Le chemin vers le dernier ravitaillement m'a semblé interminable, incommensurable. Enfin, j'accède à la boisson tant désirée, à la nourriture salvatrice, je m'arrête quelques instants. Faut-il repartir, j'aimerais tant prolonger cette halte ? J'hésite mais mes jambes s'activent automatiquement, tu l'as tant souhaité, c'est impossible de reculer dorénavant, de subir l'échec. Une dernière petite montée se profile devant moi, je diminue l'ampleur de mes foulées, je ne regarde plus que le bitume quelques foulées devant moi, je suis dans une bulle de vibration douloureuse, je monte l'Everest. Mais chaque pas me rapproche de l'arrivée, il me reste quelques centaines de mètres. Je me retourne, je vois le meneur d'allure de 3 h 30 qui me rattrape, je trouve la force de sprinter pour terminer devant lui. Les amis qui m'attendent à l'arrivée, Lucie et Burak, s'inquiètent de mon visage exténué, de mon teint pâle, de mes jambes qui tremblent sur place. Ils m'aident à m'asseoir quelques instants pour récupérer car je suis incapable de le réaliser seul, mais en réalité j'exulte de joie, de détermination, de satisfaction. Et une idée s'impose en moi, il faudra que je refasse un autre marathon.
Les images de mon passé se multiplient dans les rétroviseurs de la conscience placés devant moi, je les scrute. Les reflets de mes proches se font pressant, ils envahissent tout l'espace du miroir. Ombres lumineuses, aériennes et légères, elles dansent.


Soleils à l'infini

Quand je pars travailler le matin, encore mal éveillé ,après avoir emprunté la petite route de Malae Loka, je préfère m'engager sur la RT 2 vers la gauche. Son tracé est plus rectiligne, il réclame moins d'attention que la RT1. Je me dirige vers l'ouest et parfois, selon l'heure et la saison, le soleil levant , dans mon dos, se réfléchit dans les deux rétroviseurs de mon scooter et en chacun d'eux la lumière resplendit. Le soir, quand je veux aller faire les courses, après 17 heures, je préfère me diriger vers la RT 1, dont le parcours épouse les courbes de la côte. Je dois bifurquer un court moment vers la droite, vers l'est, jusqu'au croisement de la RT 2 et de la RT1, et à nouveau, les deux soleils, reflets du soleil couchant cette fois-ci, réapparaissent dans les miroirs, dans un scintillement somptueux.



Pleins feux, à l'avant et à l'arrière

"Les objets dans le miroir sont plus proches qu'il n'y paraît" ... Quand je vois le reflet du soleil dans le rétroviseur, le soleil est à près de 150 millions de kms, je vois une masse de photons qui en a émané plus de huit minutes auparavant. Le soleil m'accompagne toute la journée dans son long parcours à travers le ciel. Même à travers les nuages, je ressens sa lumineuse présence cachée. J'accélère, le ciel azuré s'étire devant moi, je me confonds lentement à lui. Et le soleil est infiniment proche puisque mon coeur-soleil, présent immanent et éternel, don éclatant des cieux, résidu infime des explosions d'étoiles, résonne, éclate aux dimensions de l'univers de mon corps. Le son assourdissant de ses battements éclipse les conflagrations de tous les soleils, il percute toute l'étendue aux alentours Bang Bang Bang Bang Bang Bang 



dimanche 30 octobre 2011

Marathon Nice-Cannes : Du sang, des pleurs et des rires

"Nous sommes différents, de nature, des autres hommes.
Si tu veux gagner, cours le 100 mètres.
Si tu veux tenter une autre existence, cours un marathon."

Emil Zatopek

Dimanche 14 novembre 2010, nous nous réveillons tous les quatre, Anne, Philippe, Eric et moi, dans une chambre de l'hôtel Panoramic à Nice. L'heure du marathon s'approche et l'angoisse, en ce qui me concerne, commence à poindre ...
La journée du samedi avait été très agréable, placée sous le sceau de l'insouciance et du partage. Nous étions allés chercher Anne à la gare le samedi vers midi seulement, son train ayant pris énormément de retard. Nous étions allés récupérer nos dossards au chapiteau dressé sur la place Masséna puis nous nous étions promenés à travers les différents stands du village. Nous nous étions attardés devant les exposants qui présentaient quelques courses mythiques à travers le monde, incitant les coureurs à s'inscrire à d'autres aventures. Nous avons rêvé de réaliser d'autres marathons, avant même d'avoir couru l'épreuve de Nice-Cannes ... Puis, petite ballade le long de la promenade des Anglais, qui le temps d'un week-end devint celle des Alsaciens. Nous sommes descendus jusqu'à la plage, et Eric n'a pu s'empêcher d'aller se baigner. Il était particulièrement exubérant, sa joie était communicative, il a bondi vers les flots écumeux comme un chien fou, éclaboussant les alentours, a nagé quelques instants, puis il a cherché à nous y entraîner. Mais la température était tout de même celle d'un mois de novembre, et aucun des trois autres n'a tenté l'aventure, malgré ses efforts. Je souhaitais me préserver pour la course et je redoutais de tomber malade, j'ai pris prestement mes jambes à mon cou. Je me suis rendu compte que mettre ses jambes à son cou n'était véritablement pas pratique pour courir, j'ai décidé simplement de courir en allongeant mes foulées, j'ai réussi à m'éloigner de lui ...

Parfois il faut savoir fuir ...

Nous sommes remontés à l'hôtel, qui se trouvait sur les pentes de Nice, non loin du centre-ville. Après une fin d'après-midi farniente, nous sommes allés manger le soir des pâtes, plat indispensable des coureurs à pied et des sportifs, dans un restaurant que nous avions repéré, Philippe, Eric et moi-même, puisque nous étions dans la ville depuis deux jours. Nous avions passé un après-midi sur la colline du château, petit cadre ombragé de verdure en hauteur qui donne une vue somptueuse sur la baie des Anges, le vieux port et les mille et uns éclats miroitants de la Méditerranée.

Les 3 mousquetaires, en attendant miss d'Artagnan

Anecdote amusante, alors que nous rentrions le soir à l'hôtel, Eric s'attarde avec quelqu'un, lui explique que nous sommes là pour le marathon entre Cannes et Nice. Cette personne lui demande quelle est la distance d'un marathon et en combien de temps nous la parcourons. Il est surpris par la réponse, et demande le plus sérieusement du monde quel est l'intérêt puisqu'il peut faire la même distance en voiture en moins d'une demi-heure. Eric n'a pas su que lui répondre, et j'en aurais été incapable aussi.
Nous étions ravis de la venue d'Anne. Enfin une douce présence féminine dans un monde impitoyable de brutes viriles ;-) Au cours du repas, un Anglais qui avait surpris quelques bribes de conversation nous a interrompus pour nous poser quelques questions sur la course du lendemain. Il allait effectuer son premier marathon tandis que chacun d'entre nous en avait réalisé au moins un. Nous avons répondu en vieux hussards habitués au combat, nous lui avons conseillé de commencer par un début de course prudent, recommandation que je n'ai jamais réussi à appliquer de ma vie.

Le lendemain, au réveil, j'ai l'estomac noué comme à chaque fois. Il s'agissait de mon troisième marathon, après celui de Genève en 2006 et Bâle la même année. Je me concentre, je prépare soigneusement mes affaires. J'entends Philippe qui propose des pansements pour protéger les tétons lors de la course, je décline l'offre, je n'en ai pas eu besoin lors des deux précédentes courses. Nous nous préparons à partir, et juste avant le départ, ce que je pressentais depuis quelques jours a pris forme, Eric et Philippe ont fait un coming-out définitif, le rose de leur maillot les incitant à dévoiler leur attirance secrète et réciproque...

Ils ont enfin découvert l'amour, le vrai ...
Chabadabada Chabadabada

Nous sommes descendus de la colline pour prendre le tramway, direction place Masséna. Le départ avait lieu le long de l'immense boulevard de la promenade des Anglais. Quelques gouttes de pluie fines et éparses rafraîchissaient l'air, nous nous sommes souhaités bonne chance et nous avons pris place dans nos sas respectifs. J'avais choisi celui réservé aux coureurs qui projetaient de réaliser une course de 3h15, objectif que je souhaite réaliser un jour, même si j'en suis encore loin pour le moment. J'ai discuté un moment avec le meneur d'allure qui allait être chargé de courir à une allure régulière avec un grand ballon dans le dos, sur lequel le temps est imprimé, pour servir de repère à tous les coureurs. J'ai observé la foule impressionnante qui se pressait sur la route, il s'agissait du premier marathon où je voyais se presser autant de participants et de spectateurs. L'épreuve accueillait cette année les championnats de France de marathon, il y avait plus de 10 000 inscrits. 
Peu de temps avant le départ, annonce du speaker, le marathon est retardé. Un train qui amenait des coureurs avait semble-t-il été fortement retardé, la direction avait pris la décision de reculer l'heure de la course pour ne pas les pénaliser. Je suis sorti du sas, j'ai fait quelques petites longueurs à une allure très modérée pour rester dans le rythme. Enfin, il a fallu reprendre sa place, l'angoisse s'élevant au fur et à mesure de l'approche du départ ... Délivrance inaugurale : c'est parti ...
Tout de suite, je me mets dans une allure élevée. Je cours devant le meneur d'allure de 3h15, je prends rapidement mes distances par rapport à lui. Il s'agit à chaque fois d'un mouvement irrépressible de ma part, je  n'arrive pas à refréner mon élan. Dans un tel marathon, vous êtes en permanence dépassé par quelqu'un et vous dépassez continuellement quelqu'un, du moins au début. L'instinct de compétition, de concurrence tapi en chaque homme se réveille, vous souhaitez poursuivre ceux qui vous précèdent, mais vous servez de cible à ceux qui sont derrière vous. Et le flot, les vagues de la marée humaine se renouvellent sans cesse. Vous repérez un maillot particulier, vous passez devant lui, puis dix ou vingt kilomètres plus tard le voilà qui vous a rattrapé, qui vous dépasse. Courir un marathon, c'est apprendre l'humilité, une telle expérience nivelle par le bas. Lors d'un grand marathon, que vous terminiez à 3 h ou à 6 h, peu importe, il y a toujours quelqu'un devant vous et quelqu'un derrière. Et la première victoire pour tous, sans doute la plus grande, c'est de tout simplement courir tout le long, sans marcher, si ce n'est aux ravitaillements.
Au début, la joie de la course est réelle. C'est un sentiment de joie intense du corps qui vous porte vers l'avant, vous courez dans une certaine ivresse. Lentement, inexorablement la douleur monte, et vous êtes sur le chemin livré à vous même, vous devez dompter la souffrance, continuer votre route. Le marathon vous semble être insurmontable, surhumain avant de le réaliser, puis vous comprenez chemin faisant que c'est possible, qu'il s'agit bien d'un effort humain, qui vous apprend la notion de l'indispensable effort pour parvenir au but. On court pour se vaincre soi-même, la vie ne s'offre pas d'un seul coup, elle se gagne à petits pas, avec persévérance et acharnement. Vous y gagnez une certaine fierté en vous, le sentiment de l'estime, de la reconnaissance de soi, qu'il est nécessaire de posséder pour avancer dans la vie. Et en même temps, vous y recevez une leçon de modestie en voyant l'innombrable foule des coureurs qui vous précède. J'ai dépassé au début de ce marathon un vieil homme, avec une petite barbe blanche, le dos très légèrement voûté par l'âge, je l'ai regardé surpris, il avait manifestement largement dépassé la soixantaine, je me suis émerveillé que l'on puisse encore courir à cette période de la vie. Je l'ai vu passer devant moi un peu avant le milieu de la course, pour me devancer d'abord de quelques mètres, je me suis accroché mais j'ai été incapable  de prendre son allure. La course vous découpe dans la douleur, dans la vérité au rayon laser, révèle vos véritables capacités, vous met à votre juste place, rarement en haut, parfois en bas, mais peu importe puisque vous vous êtes confrontés à votre propre limite, que vous l'avez reculée.   
Le début de la course s'est bien passé, j'étais très heureux de mon allure. Il s'agit du plus beau marathon que j'ai fais jusqu'à présent au niveau des paysages, je conseille à chaque amateur de course à pied de le tenter. Parcours entre ciel, mer et terre le long de la Riviera qui s'offre à vous. Vous passez à Saint-Laurent-du-Var, Cagnes-sur-Mer, Antibes-Juan-les-Pins, et arrivée le long de la croisette de Cannes. Une grande foule vous acclame le long de la route, vous avez le sentiment d'être un champion, même si vous courez pour une place insignifiante. L'envie d'entreprendre une telle course m'est venu par hasard, en me retrouvant mêlé à une foule alors que j'étais parti visiter Londres, plus particulièrement pour y voir une exposition consacré à Le Caravage avec quelques amis en 2005. Le dimanche, les routes sont bloquées, nous décidons de regarder quelques instants les coureurs du marathon de Londres. Finalement, nous sommes restés plus d'une heure, l'arrivée était proche, il y avait une foule innombrable qui encourageait les marathoniens, les interpellant très souvent par leur prénom qui était inscrit sur leur maillot. On voyait sur leur visage la souffrance incroyable que certains enduraient, les efforts incroyables auxquels ils se soumettaient. Je me suis dit qu'il fallait vivre cette expérience très rapidement, j'ai entrepris la préparation d'un marathon dès l'année suivante.
Quand vous passez la distance du semi-marathon, soit 21,1 kms, vous enregistrez simultanément une bonne et une mauvaise nouvelle. Excellente nouvelle : vous avez déjà accompli la moitié du parcours, c'est déjà un exploit fabuleux, vous êtes en plein élan vers une prouesse. En même temps, terrible nouvelle : vous savez pertinemment que vous êtes déjà épuisé, et que vous devez encore accomplir plus de 21 kms, qu'ils vont se révéler extrêmement longs. Vous entrez dans une zone de turbulences, fortes ou légères, selon votre entraînement, votre degré de forme, vos aptitudes intrinsèques, naturelles. Et les kilomètres furent interminables ce jour là. J'ai senti que mes forces déclinaient rapidement, j'étais passé en 1 h 34 min soit un excellent temps compte tenu de mes capacités. La souffrance a commencé à monter en moi, mon allure déclinait beaucoup plus vite que prévu. L'intérieur de mes cuisses commençait à chauffer, une irritation à cet endroit liée à la sueur et au frottement ne cessait de grandir, de s'étendre. J'ai continué pendant dix kilomètres à continuer à courir, mais avec une allure qui diminuait très régulièrement. A partir du 23 ème kilomètre, le profil de la course devient plus accentué, quelques bosses émaillent le parcours. Elles me furent fatales.
Dans la mythologie du marathon, il existe le fameux mur des 30 kilomètres que la plupart des coureurs devra affronter au cours de la course. Il s'agit d'un seuil physiologique d'effort lié au fait que l'organisme se trouve à cours de glycogène, carburant de l'effort stocké dans le foie et les muscles. Et vous passez alors de l'autre côté du miroir, la douleur s'amplifie, les jambes ne tournent plus. Lors du premier marathon, j'ai été confronté à ce mur au delà des 30 kms. Cette fois-ci, ce fut bien avant, le mur se transforma en falaise infranchissable, j'avais laissé trop d'énergie dans la première moitié du parcours, j'étais incapable de relancer mon allure. J'ai vu le meneur d'allure à 3h 15 me dépasser dans une côte, le ballon s'est éloigné, je n'ai pu le suivre. J'ai trottiné, j'ai vu Philippe fondre sur moi et me dépasser après 30 kms.
Des trois amis, Philippe est celui qui me ressemble le plus. Il est d'un naturel calme, pondéré, peu bavard, avec un grand sourire qui éclaire en permanence son visage. Il est kinésithérapeute de métier. Je lui dois d'avoir pu réaliser ce marathon car trois mois auparavant, j'ai eu une petite sciatique qui s'est déclaré qu'il m'a soigné grâce à des massages réguliers. Il planifie toujours rigoureusement ses entraînements, se tient scrupuleusement au programme qu'il s'est fixé. Il est meilleur que moi sur 10 kms, mais nos niveaux sont proches pour la distance du marathon. J'espérais secrètement le battre, comme il souhaitait sans doute intimement passer devant moi. L'émulation réciproque est aussi au centre de toute amitié. Lorsque je l'ai vu me dépasser, j'ai vu la défaite fondre sur moi, j'ai marché pendant quelques centaines de mètres, je me suis alimenté, et j'ai commencé à trottiner, à reprendre ma course. Et petite surprise pour moi, j'ai rattrapé Philippe qui s'était mis également mis au ralenti alors qu'il avait une très belle allure au moment où il m'avait rejoint. Quelques centaines de mètres plus loin, j'ai de nouveau marché, le voilà qui me redépasse. Cette fois-ci, j'ai définitivement renoncé à le poursuivre, il a terminé devant moi.
L'histoire de ce marathon est pour moi celle d'une déroute. Je n'ai pas réussi à surmonter ma souffrance, elle s'est imposé à moi, a maîtrisé mon corps, je n'ai pas réussi à la dompter. Je sentais un feu dont le foyer ardent, originel, se situait au niveau de mes entrecuisses et qui se propageait vers toutes les autres parties de mon anatomie. J'ai marché, je me suis longuement alimenté, j'ai couru de temps en temps quelques centaines de mètres. J'étais à la dérive, mais j'ai vu le long de ce chemin d'autres personnes encore plus abîmées que moi. Une personne a commencé à tituber, puis à s'écrouler quelques dizaines de mètres devant moi. Il a été rapidement entouré par des spectateurs, qui l'ont aidé à se rasseoir, à reprendre ses esprits. Même à cette allure modérée de marche, j'ai dépassé quelques coureurs complètement à l'arrêt, qui avaient aussi présumé de leurs forces. J'ai vu deux coureurs se vider les viscères discrètement en position accroupie, il est des moments où le corps commande sans qu'il soit possible de lutter contre lui, mais personne ne s'en offusque à juste titre lors de ce long combat que constitue la fin d'un marathon. Arrivé au quarantième kilomètre, j'ai trouvé la force mentale pour repartir en courant, j'ai terminé au pas de course les deux derniers kilomètres sur la croisette de Cannes, avec un temps proche de 3 h 36 min. Délivrance finale : j'avais franchi la ligne d'arrivée.
A l'arrivée, j'ai regardé mes entrecuisses, elles étaient complètement à vif, la peau était même arrachée à certains endroits, un très mince filet de sang coulait. Je reprenais mon esprit et mon souffle lorsque j'ai aperçu Anne, qui a franchi la ligne très peu de temps après moi. Anne m'impressionne réellement. Elle est celle dont la performance sur le marathon est la plus remarquable entre nous quatre, compte tenu de la différence naturelle homme-femme. Son prénom signifie "Maman" en turc, elle est mère de six enfants et arrive malgré les contraintes que cela implique à courir avec un niveau étonnant. La course à pied représente pour elle un ballon d'oxygène dans sa vie, elle est douée d'une énergie incroyable, toujours vive et enjouée, un arc-en-ciel de couleurs vivaces à l'intérieur et à l'extérieur puisqu'elle s'habille en règle générale dans des tonalités inhabituelles, surprenantes, contrastées : violet, rose, turquoise ... Sa venue au marathon était incertaine car peu de temps avant celui-ci, son fils Killian est tombé malade, un coup de massue familial qui porte le nom de "diabète insulino-dépendant à vie" . Il est désormais obligé de surveiller régulièrement sa glycémie, de s'injecter de l'insuline s'il est en situation d'hyperglycémie, de manger de manière très équilibrée. Cette maladie est dorénavant bien prise en charge et je suis  convaincu qu'il a été très fier, ravi que sa mère court un marathon avec son nom floqué sur le maillot. Et la pensée de son fils a sans nul doute décuplé les forces d'Anne car elle a réalisé un excellent temps. Coïncidence étrange, le 14 novembre est la journée mondiale du diabète.

Une course pour son fils

Philippe, Anne et moi sommes allés rejoindre Eric, qui était arrivé largement devant nous. Tout à coup, mes amis m'ont fait remarquer que j'étais ensanglanté, l'avant de mon T-shirt était barbouillé de sang. Je l'ai retiré, mes tétons étaient enflammés, rougis. Je n'avais pas senti une douleur particulière à cet endroit lors de la course car le feu qui s'élevait de mes entrecuisses était plus intense. Je me suis souvenu de la proposition matinale de Philippe de protéger ma poitrine ...
Nous avons demandé à Eric comment s'était passé son marathon. Nous l'avons félicité d'avoir couru en 3 h 10.  Il nous a répondu d'une voix neutre, sans vie, que tout s'était bien passé, qu'il était très content de sa performance. Il se tait, reste silencieux une dizaine de secondes puis se remet à parler. Le regard dans le vide, il nous révèle qu'il s'est effondré à l'arrivée, qu'il n'avait pu s'empêcher de pleurer, prostré dans un coin, en silence. Il allait bientôt être opéré d'un rein en raison d'une tumeur dont il ne savait pas encore si elle était bénigne ou maligne, il s'était mis une pression extraordinaire en se disant qu'il devait franchir la barrière des 3 h, barrière mythique du marathon. Il avait été très joyeux pendant tout le séjour, masquant délibérement son angoisse, sa peine cachée, son désarroi intérieur. Eric est très orgueilleux, se comporte parfois comme un coq, il peut être colérique par instants. Mais sous cette écorce rugueuse se cache un être très sensible, délicat qui redoutait la maladie qui s'approchait à pas furtifs, qui voulait continuer à vivre toujours intensément. Depuis, son opération s'est bien passée, la tumeur s'est révélée bénigne, il a récupéré toutes ses facultés à la course, le courant de la joie le transporte à nouveau ...
Nous avons mangé des fruits à l'arrivée. Subitement, plus de traces de Philippe, nous nous demandions où il était passé. Nous avons attendus quelques instants puis nous sommes allés à la gare de Cannes pour prendre le train qui allait nous emmener à Nice. Le chemin a été un calvaire pour moi, en particulier à chaque fois que je devais monter ou descendre un escalier. A l'arrivée à l'hôtel, Philippe, qui avait simplement pris les devants sans nous prévenir, nous attendait sur la terrasse, avec un grand sourire sur les lèvres.
Le soir, nous avons raccompagné Anne qui reprenait le train pour rentrer à Strasbourg. J'avais une démarche grotesque en raison de ma chair meurtrie aux entrecuisses, je marchais comme un canard, en me dandinant à la Charlie Chaplin. Je ne pouvais m'empêcher de me crisper sous la douleur et de rire en même temps des moqueries bienveillantes d'Eric et Philippe, qui se sont mis à m'imiter. Le marathon de Nice-Cannes fut une défaite, mais tant pis, j'avais connu un marathon-victoire à Genève, où j'avais réalisé un temps que je ne pensais pas pouvoir réaliser, puis un marathon-plaisir à Bâle, où j'avais couru sans être obnubilé par le temps, à un rythme plus lent. Je garde une tendresse particulière pour le souvenir des heures passées avec les trois compères de Nice. A défaut de réussir ma course, j'ai fait rire mes amis, une communauté d'esprit et de coeur nous a liés étroitement le temps d'un week-end. La devise de la ville de départ du marathon est "Nice, cité très fidèle", nous avions été fidèles au rendez-vous de l'amitié.