vendredi 30 septembre 2011

Tango à la Cita de Kehl : Union du Corps et de l'Esprit

"On voit d'après la démarche de chacun s'il a trouvé sa route.
L'homme qui s'approche du but ne marche plus, il danse"
Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche

Le dernier endroit où j'ai aimé danser le tango est "la Cita" à Kehl en Allemagne, ville limitrophe de Strasbourg. En arrivant devant le 35 Kinzigstrasse les vendredis soirs de milonga, on peut percevoir de vagues échos de la musique qui s'élèvent, mais on ne distingue rien de la salle située en légère hauteur, sinon une faible lueur. On y accède en descendant un petit escalier. Panneau à l'entrée "Eingang Tanzschule" : Entrée de l'école de danse. Après la traversée d'un vaste vestiaire, on remonte vers la salle pour y rejoindre les échos entendus à l'extérieur. Ici, l'ambiance est intimiste, feutrée. Les murs peints en rouge, les tables sur lesquelles rayonne une bougie au milieu de quelques fleurs, un vaste miroir qui agrandit l'espace et réfléchit les danseurs en action, tout contribue à l'ambiance délicate et chaleureuse. Les lieux où l'on danse le tango sont des espaces de quiétude, de sérénité et la Cita ne déroge pas à cette règle.

La découverte de la danse a marqué un tournant dans ma vie, un virage vers une forme de bonheur alors que je suis d'un naturel grave, réfléchi, souvent porté vers la tristesse. J'ai appris lentement à guider, à écouter la musique, à faire jouer mon corps au rythme des accords. Travail long et difficile car je n'étais pas doué au départ, mais j'ai persévéré dans la tâche. Et le résultat a été à la hauteur de mes espérances, puisque le plaisir et la joie de la danse ne m'ont plus quitté. Autre avantage, je m'y suis fait de nombreux amis, moi qui suis d'un naturel réservé.
J'ai appris de multiples danses : rock, valse, paso doble, swing, chacha ... Les deux danses que j'ai approfondies ont été la salsa et le tango argentin. Lorsque j'ai assisté pour la première fois à un bal à l'université de Strasbourg, c'est cette dernière danse qui m'a le plus impressionné. Alors que toutes les autres sont marquées par une structure et un pas facilement reconnaissable, celle-ci détonnait, je voyais les partenaires changer brutalement de directions, ralentir puis s'arrêter quelques instants, comme une respiration qui s'interrompt, avant de repartir tout aussi soudainement. Et la danse me semblait en harmonie complète avec la musique qui jaillissait brusquement, comme des bourrasques de souffle vif, puis se ralentissait langoureusement par endroits.

A la Cita, après un petit instant à observer les autres danseurs, j'invite une partenaire. Souvent, la magie opère, je l'invite durant plusieurs danses. A intervalles réguliers, après une succession de six ou sept tangos retentit une "cortina",qui signifie rideau en espagnol. C'est une courte séquence musicale de nature complètement différente durant généralement une trentaine de secondes qui découpe les séquences de tango, qui permet aux danseurs de s'arrêter de danser ou de bavarder un peu, de se présenter l'un à l'autre si l'on ne se connaît pas. J'en profite parfois pour regarder le miroir de la salle qui allonge la perspective ...

Première cortina : La grâce de l'instant présent

Je me souviendrai toute ma vie de cet instant. C'était à Sarrebrück à la milonga "Chez Eva" qui se tenait le vendredi soir. Je venais de faire un stage de tango en position milonguero, buste contre buste, avec les têtes qui se touchent. Ce n'était pas la première fois que j'avais appris à danser ainsi, mais je me sentais toujours mal à l'aise, je ne me sentais pas en confiance lorsque mon corps et celui de ma partenaire se touchaient.

Tango position fermée

J'ai invité une jeune femme, je l'ai enlacé délicatement, nos bustes se sont posés avec douceur l'un contre l'autre, sa tête s'est appuyée contre la mienne. Tout à coup, la féerie a opéré, j'ai dansé alors comme dans un rêve. Nos mouvements s'exécutaient dans une fluidité extraordinaire, nous ralentissions, nous accélérions dans une symbiose parfaite, nos gestes se réalisaient dans une simultanéité incroyable, il me semblait que ma partenaire devinait secrètement les directions vers lesquelles je m'orientais, voire même qu'elle me précédait, qu'elle me communiquait intimement, par pensée, les endroits où je devais me diriger, les figures que je devais exécuter. Je captais dans ma poitrine les rebonds, les élancements de son coeur à travers la fine membrane de nos chairs. Boum boum nos deux corps, nos deux esprits, nos deux cœurs, unis, distincts résonnaient, s'avançaient dans une grâce spirituelle et corporelle  intense, dans une liberté respectueuse de chacun. Nos battements de coeurs s'intégraient, s'incarnaient harmonieusement dans les tourbillons de la musique qui nous cernaient.  J'étais rivé à ma partenaire mais je percevais avec une acuité extrême l'espace de danse, les autres couples qui tournaient sur la piste. Je ressentais que tout mes sens participaient à cet enchantement, en étroite symbiose avec mon âme. J'ai expérimenté pour la première fois de ma vie que j'étais une union inextricable, indissoluble d'un corps et d'un esprit. Mon esprit a reflété, illuminé la joie de mon corps. 
J'ai senti s'infuser en moi la grâce ineffable de l'instant présent. J'ai enveloppé ce moment de ma vie dans les plis de mon âme, j'ai associé avec une acuité extraordinaire ma propre existence avec la présence du temps, celui-ci est devenu indissociable de ma substance, comme il l'est sans doute en réalité. Pour la première fois de ma vie, j'ai habité pleinement, concrètement mon présent. Je n'ai jamais ressenti cette sensation de manière aussi forte, mais en même temps ce sentiment s'est diffusé lentement et sereinement vers d'autres parties de mon existence.
Nous nous sommes dénoués.
Fin de la première cortina

En approfondissant le tango j'ai été charmé par son histoire. Cette danse est née dans les bordels et les bas-fonds de Buenos-Aires en Argentine. Du fait de la rareté des femmes dans ce pays constitué essentiellement de nouveaux immigrants, on danse souvent entre hommes. La danse est mise à l'index par le pape Pie X en 1914 car elle est jugée indécente. Désormais, plus d'un siècle plus tard, elle est souvent considérée comme la danse "bourgeoise" et "guindée", idée complètement fausse par ailleurs. Vérité en deçà d'un siècle, mensonge au delà ... Je trouve très amusante l'idée que si j'étais projeté par quelque miracle au début du siècle dernier, il me faudrait pour assouvir ma passion me rendre honteusement dans un infâme bouge, un bordel  crasseux pour y danser dans les bras d'un homme ou d'une prostituée, craignant les coups de couteau dans le dos d'un malfrat ... Toute réflexion faite, je préfère la Cita, je suis né dans le bon siècle ;-)

Le tango est avant tout une marche, on apprend longuement au départ à marcher ou plutôt on réapprend à marcher, car la marche du tango est singulière, à la fois fluide et déterminée. Il n'y a pas de pas de base, mais quelques figures structurent au fur et à mesure l'espace construit par les deux partenaires : salida, gancho, boleo, ochos, barrida ... Le guidage ne se transmet pas par le canal des bras, mais il se réalise avec le buste et de légers transferts du corps.

A la Cita, j'alterne les périodes de danse avec des périodes d'observation, comme dans tous les endroits où j'ai dansé. Je regarde souvent attentivement les autres couples évoluer sur la piste et tôt ou tard la rêverie m'envahit ...

Deuxième cortina : Pérégrinations à Paris, en Europe et dans mon âme
J'ai dansé aux quatre coins de l'Europe et ailleurs dans le monde le tango. Mais il ne faut pas aller si loin pour trouver le bonheur, car l'un des lieux enchanteurs et mythiques s'avère être les quais de la Seine, en contrebas de l'institut du monde arabe. Durant tout l'été, dans un petit amphithéâtre ouvert sur le fleuve s'organise chaque soir une milonga lorsqu'il fait beau. Au début, le soleil rayonne ou joue avec les nuages, puis lentement la lumière se transfuse dans le fleuve qui capte la féerie colorée du ciel. La lumière des lampadaires, des appartements se reflète dans l'eau, couleur blanche, rouge, verte, ... Sous les arches d'un pont illuminé passent des péniches et des bateaux mouches. Ces derniers traversent l'espace de l'amphithéâtre, rebroussent chemin pour s'engouffrer dans l'autre bras de la Seine devant l'île Saint-Louis. Certains d'entre eux s'arrêtent devant nous, les voyageurs nous photographient ou nous saluent, tandis que les projecteurs du navire éblouissent la scène, avant de s'en aller plus loin. Ici, poitrine contre poitrine, chair contre chair, j'ai dansé avec des femmes de tous pays, car le lieu est très cosmopolite. Lorsque la confiance s'installe, l'enlacement devient plus important et je pouvais alors recueillir en moi le son des palpitations de leur coeur, pendant que nous glissions sur le sol dallé. Il est des battements de coeur précipités et bondissants tandis que d'autres sont langoureux, sereins et calmes. Certains vibrent de manière discrète, mais il me semblait que le son lointain de leur âme n'en résonnait pas avec moins de tumultes. Parfois, nos souffles s'accéléraient au rythme de la musique.
J'ai dansé dans de nombreuses milongas à Paris, en France, en Belgique à Gand et Bruxelles, en Italie à Rome, en Allemagne dans de nombreuses villes et à Istanbul en Turquie ainsi qu'à Sydney en Australie. A  chaque fois que l'on entre dans un espace dédié à cette danse dans ces villes autour du monde, un étrange sentiment m'étreint, celui de faire partie d'une élite, non bourgeoise, mais unie par une secrète vibration du cœur. Vous ouvrez les portes d'un lieu, et vous êtes d'un coup happé par le trio formé du violon qui strie l'âme, du piano qui ponctue le dialogue musical et du bandoneon qui jette ses volutes enjouées ou mélancoliques. Cette vibration parcourt les décennies, nous sommes en secret lien avec les inventeurs de cette danse à Buenos Aires, il existe une transcendance de cette vibration qui domine le hasard de notre naissance, une nécessité interne des notes musicales parcourt le Temps, vous étreint. Vous êtes en lien intime avec tous les êtres qui ont dansé avant vous, lien matériel à travers votre propre corps, lien spirituel à travers la musique qui parcourt l'espace-temps. Qu'allais-je chercher dans tous ces lieux ? J'en suis reparti avec des souvenirs qui forment une guirlande de fleurs autour de mon âme, fleurs aux parfums et aux couleurs désormais évanouis, mais dont la présence invisible, impalpable et persistante dans ma mémoire s'offre comme un don à ma vie.
Fin de la deuxième cortina

Je danse désormais en alternant la position fermée et ouverte, car celle-ci permet de réaliser d'autres figures. Selon une formule célèbre, le tango est une pensée triste qui se danse. Il est vrai que la musique exprime au départ la douleur des exilés, qu'y résonnent des accents de gravité et de tristesse. Mais c'est une pensée aussi voluptueuse, dont les inflexions musicales vous étreignent l'âme, l'exaltent au plus haut point. Le tango est un sortilège intérieur, un vertige délicat du corps et de l'esprit. A la tristesse du tango font contrepoint les volutes dynamiques des valses argentines ainsi les sonorités vives et alertes de la milonga, qui ne désigne pas seulement le bal de tango, mais constitue également un genre musical. J'ai assisté au cours des années à l'émergence du neo tango, aux accents électroniques et énergiques, décrié par certains au début et qui est devenu un incontournable des soirées.
Je continue à inviter quelques partenaires, à bavarder avec certaines. Je prends un verre au bar, en règle générale un verre de vin blanc ou rouge. La fin de la soirée s'approche.



Troisième cortina : Traduction de la chanson Çok Uzaklarda - Si loin de Nilüfer

J'ai eu la surprise lors d'une soirée tango d'entendre s'élever les paroles d'une chanson turque. Je suis allé voir le DJ à la fin de la danse pour m'enquérir du nom de la chanson. Il s'agit de la chanson de Nilüfer "Çok Uzaklarda" sur des paroles de Kayahan. Elle a au départ été crée par Loreena McKennitt sous le nom de "Tango to Evora", version simplement instrumentale. La musique s'est doublée de paroles dans la version turque. Je l'ai entendue désormais dans de nombreuses milongas, j'ai dansé en m'imprégnant de cette musique et de ces paroles. Je l'apprécie beaucoup, et j'ai demandé à ma grande soeur, qui est plus experte que moi en turc de m'aider à la traduire. Je dédicace cette chanson à Abla ...

Si loin

Dans les rues souffle le vent et dans mes pensées l'amour
Au milieu de la nuit les pluies d'autrefois
Dictent leur chanson sans bruit avec douceur
Celui qui me manque est désormais si loin

La vie était belle et les jours gorgés de folie
Les jours s'écoulaient dans les éclats de rire
Mes mains ne peuvent s'étendre jusqu'à lui et le toucher
Celui qui me manque est désormais si loin

Il semble que je lui manque aussi, lui mon être unique
Qu'il ait très froid lorsque je ne suis plus là
C'est ce qu'il écrit dans sa dernière lettre

Il semble que je lui manque aussi, lui mon être unique
Qu'il ne cesse de pleurer lorsque je ne suis plus là
C'est ce qu'il écrit dans sa dernière lettre
Fin de la troisième cortina

Je ressors de la Cita. Parfois il pleut, le ciel est sombre, mais mon esprit est éclairé. Il me semble percevoir quelques battements de coeur, ténus, à peine perceptibles, mais si loin, si loin.

lundi 12 septembre 2011

La véritable histoire de Saint Apollinaire et de sa canonisation

Lundi 12 septembre 2011, jour de la Saint Apollinaire ...

Une rapide recherche sur Internet pourrait faire croire que Saint Apollinaire vécut au 1er siècle, non avant mais après Jésus-Christ. Il vint d'Antioche à Rome avec Saint Pierre, puis fut envoyé à Ravenne pour y prêcher la foi. Il y accomplit des miracles, notamment en rendant la vue au fils d'un soldat, mais également en guérissant la femme d'un tribun, atteinte d'un mal incurable. Il s'approcha du lit de la jeune fille d'un noble praticien sur le point de mourir, lui demandant de reconnaître la vraie foi. Elle se leva, pleine de vie en s'écriant : « Oui, le Dieu d'Apollinaire est le vrai Dieu » (D'aucuns prétendent qu'elle aurait dit "Le vrai Dieu est Apollinaire" mais c'est une tradition minoritaire dans la chrétienté). A la suite de ces prodiges, de nombreuses personnes se convertirent. Il dut alors faire face à de nombreuses persécutions : flagellation, chevalet, huile bouillante, horreurs de la faim. Il couronna sa vie par un glorieux martyre.

Or, bien entendu, il n'en est rien ... Qui connaît ce saint ? Je ne vois aucune main qui se tend de l'autre côté de l'ordinateur...

Le véritable Saint Apollinaire, de son vrai nom Wilhelm Albert Włodzimierz Apolinary de Wąż-Kostrowick, d'ascendance polonaise et italienne, est né le 26 août à Rome et mort pour la France le 9 novembre 1918. Faits marquants de se vie : il accompagna sa mère dans une vie aventureuse avant de devenir vers vingt ans précepteur de la fille d'une vicomtesse dans un château en Rhénanie. Il en profita pour voyager sur le Rhin, flâner à Berlin, Munich, Prague, Vienne et connut sa première expérience amoureuse, son premier échec avec Annie Playden, gouvernante au château. Avec son esprit et de sa chair meurtris, il composa « La Romance du Mal Aimé » ainsi que « L'Emigrant de Landor Road ». Revenu à Paris, il s'enivra de la vie intellectuelle et artistique de son temps, devenant un ami fidèle et fantaisiste pour Picasso, Vlaminck, Max Jacob. Il poursuivit une relation belle, intense et durable avec Marie Laurencin, passion qui mourut physiquement avant de ressusciter pour l'éternité sur « le Pont Mirabeau ». Il fut victime d'une persécution en 1912 en étant injustement mis en prison à la suite du vol de la Joconde. Il pardonna pourtant à ses persécuteurs, en retrouvant les accents de Villon et de Verlaine pour narrer sa peine en prison. Il s'engagea dans l'armée française, ce qui accéléra sa procédure de naturalisation. Il fit la guerre bien qu'il la détesta car celle-ci s'accompagne d'un cortège de malheurs et d'injustices, mais il la supporta en pratiquant toujours le miracle de l'amitié avec ses compagnons d'infortune. Il emmêla le souvenir de nouvelles amours aux souvenirs des anciennes dans une poésie naïve, imagée et sincère. Courageux dans le combat, il connut le martyre en étant blessé à la tête alors qu'il veillait dans une tranchée. La douleur vive et intense le conduisit à la trépanation, technique qui consiste à pratiquer un trou dans la boîte crânienne en réalisant une découpe circulaire afin de soulager la douleur.

Saint Apollinaire avec son auréole en 1916

Affaibli par cette blessure, il connut l'injustice d'avoir échappé à la mort au combat pour mourir de la grippe espagnole, après quelques mois de mariage heureux avec Jacqueline. Malgré la malchance qui le poursuivit, il décida de mourir en souriant. Sa tombe au Père Lachaise où reposent ses reliques, porte en épitaphe ces quelques vers de « Colline », poème-témoignage de son extrême bonté : 
"(...) Je me suis enfin détaché
De toutes choses naturelles
Je peux enfin mourir mais non pécher
Et ce qu’on n’a jamais touché
Je l’ai touché je l’ai palpé 
Et j’ai scruté tout ce que nul
Ne peut en rien imaginer
Et j’ai soupesé maintes fois
Même la vie impondérable
Je peux mourir en souriant
Habituez vous comme moi
A ces prodiges que j’annonce
A la bonté qui va régner
A la souffrance que j’endure
Et vous connaîtrez l’avenir"
Qui connaît cet Apollinaire ? De nombreuses mains s'élèvent de l'autre côté de l'ordinateur. La véritable vie du saint est rétabli, C.Q.F.D.
Le processus de canonisation fut très long, mais dura moins longtemps que celui de Jeanne d'Arc. C'est la "vox populi" qui désigna ce poète comme éminemment saint et d'un grand rayonnement spirituel. Le Vatican nomma alors en premier lieu le postulateur de la cause d'Apollinaire qui se trouvait être l'évêque de la ville d'Aragon en Espagne qui eut pour mission de plaider l'accession du poète à la sainteté. Il se chargea de recueillir lors de l'instruction du dossier tous les témoignages de la vie exemplaire d'Apollinaire. Il démontra qu'Apollinaire garda une foi intacte, ardente durant toute sa vie pour l'humanité, malgré la persécution, la malchance qui le poursuivit, les horreurs de la sale guerre dont il fut le témoin : morts atroces, corps déchiquetés et défigurés, douleur de la peur et de la faim, gaz asphyxiants, perte des amis les plus proches ... L'évêque n'eut qu'à recueillir les nombreux témoignages pour preuves de ses bonnes œuvres. Ses proches, ses compagnons de tranchée, ses anciennes compagnes, sa femme rappelèrent à quel point sa vie fut consacrée à la propagation de l'amour et de l'amitié. Il fut mis en prison pour avoir simplement hébergé un ami kleptomane qui avait dérobé des statuettes au Louvre au moment du vol de la Joconde, alors qu'il lui conseilla au contraire très amicalement de rendre son butin. Il garda une âme égale face à l'adversité et se garda de maudire ses persécuteurs. Les preuves de ses miracles se multiplièrent : les jeunes filles sur le point de mourir, faute d'avoir été aimées, racontèrent les effets merveilleux de ses vers sur la conscience humaine, la résurrection qu'ils entraînaient ; les hommes, dont certains étaient atteints du mal incurable de la solitude, évoquèrent le sentiment de fraternité qu'ils ressentaient en lisant ses ouvrages, la fantaisie enchanteresse et miraculeuse qui émanait de sa poésie, la bonté et la vérité qui émanaient de son écriture, qu'elle régénérait l'esprit et le corps.
Bien sûr, le procès fut aussi instruit à charge. Le promoteur de justice, anciennement surnommé "l'Avocat du diable" ne manqua pas d'observer que l'auteur des "Onze Mille Verges" et des "Exploits d'un jeune Don Juan" avait écrit des ouvrages licencieux. Le postulateur de la cause d'Apollinaire  le défendit en expliquant qu'il s'agissait de fantaisies obscènes d'un esprit adolescent avide de chair, que ces textes n'étaient que les écrits d'un esprit libre et facétieux, que ces jeux érotiques immatures devaient aboutir à la maîtrise d'un poème aussi abouti que celui qui fut dédié à Lou :
"Si je mourais là-bas..."
Si je mourais là-bas sur le front de l'armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s'éteindrait comme meurt

Un obus éclatant sur le front de l'armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l'espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l'étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l'espace
Comme font les fruits d'or autour de Baratier



Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants


Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l'onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L'amant serait plus fort dans ton corps écarté
Lou si je meurs là-bas souvenir qu'on oublie
- Souviens-t'en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d'amour et d'éclatante ardeur -
Mon sang c'est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie
Ô mon unique amour et ma grande folie

Le postulateur rappela que souhaiter que la joie demeure après sa mort, y compris pour le futur amant de son amoureuse, est un pur acte d'amour, un acte chrétien, que l'érotisme merveilleux, invisible et immanent qui parcourt ces lignes devait largement à ses anciens écrits scabreux. Il déclara que célébrer le corps d'une femme n'a rien de choquant, que le corps est toujours là quand nous mangeons, quand nous marchons, quand nous pensons, quand nous nous tournons vers Dieu pour prier.

La requête de sainteté fut transmise à la Congrégation pour les causes des saints puis remise au pape. Celui-ci, d'ascendance polonaise et italienne, trancha favorablement en sa faveur le 9 novembre 2118, soit très exactement deux siècles après sa mort. Lorsqu'il fallut choisir la date de célébration de ce saint, tout le monde s'accorda à dire que l'auteur de "La romance du Mal-Aimé", qui ne trouva Jacqueline pour un mariage heureux qu'à l'orée de sa mort, devenu l'immense Aimé de la littérature, apprécié des amants esseulés et des aimants comblés, ne pouvait que se placer juste devant Saint Aimé, célébré le 13 septembre, pour ainsi le précéder et l'annoncer pour l'éternité.

Dicton du jour :
Le jour de la Saint Apollinaire 
Son esprit resplendit dans les airs

mercredi 7 septembre 2011

Vie quotidienne à Wallis : Villages, Magasins et Eolienne

« Extension de ma main droite au ciel
Tension de ma main gauche à la terre
J'ai plongé ma langue jusqu'au cœur
J'ai tournoyé comme Mevlana »
Cantique turc en l'honneur de Mevlana

Géographie humaine
L'île est divisé en trois districts (Hihifo au nord, Hahake au centre et Mua au sud) avec une identité propre pour chacune de ces divisions administratives. Wallis présente une densité relativement importante avec 133 hab/km², à comparer avec la densité moyenne française de 94 hab/km². Toutefois, la densité en métropole est répartie entre des villes à densité très forte et de grandes zones beaucoup moins peuplées. Ici, nulle ville à l'horizon, aucun immeuble de taille élevée sur le territoire. Sur une superficie de 75,64 km², soit quasiment égale à celle de Strasbourg qui s'élève à 78,26 km², l'espace est essentiellement occupé par des maisons d'habitation, avec une quasi disparition de l'habitat traditionnel, le falé wallisien, au profit de constructions de type métropolitain, avec toujours une grande place réservée au jardin.


Falé traditionnel wallisien

Au fur et à mesure de la construction de nouvelles maisons, le sable environnant sur les plages, voire celui des îlots, a été utilisé pour le béton et ce mouvement a été très dommageable pour l'environnement, puisque le sable a quasiment disparu de l'île. Avantage du falé, il était réalisé à partir de matériaux locaux naturels renouvelables, avec un toit en feuilles de pandanus séchées et du bois pour la structure.
J'habite au nord dans le village de Malae, où les maisons sont très éloignées l'une de l'autre. Lorsqu'on se ballade sur l'île, on a le sentiment d'un espace rural, qui perdure même lorsqu'on traverse le chef-lieu de Wallis, à savoir Mata-Utu. En réalité, c'est un village du centre qui présente l'avantage de disposer d'un port. Il concentre l'essentiel des quelques administrations, de l'activité économique et des supermarchés.
Un nom de village amusant …

Le village d' Akaaka, un havre pour le footballeur
Kaka ?

Faire les courses à Wallis

On peut trouver l'essentiel dans les supermarchés et autres magasins. Toutefois, nos appétits sont immenses, nous ne sommes jamais rassasiés. Deux wharfs sur l'île, celui du sud pour le pétrole et le gaz ainsi que celui du centre pour l'ensemble des biens et services, reçoivent l'offrande des bateaux qui déversent chaque mois de quoi satisfaire nos faims. On dénombre trois supermarchés de taille moyenne sur l'île, la SEM, Amiwal et Interwallis. Les différences de prix sont faibles ou inexistantes puisqu'ils se fournissent chez le même grossiste, Général Import, qui détient de ce fait un monopole, ce qui est forcément préjudiciable pour les prix. Lorsque les prix ne sont pas identiques, une petite concurrence prix/qualité peut exister mais la concurrence reste marginale.

Ici, tout est cher, quasiment sans exception. L'éloignement de la métropole, l'absence d'une production locale efficace et diversifiée et de réelle concurrence font monter les prix de manière parfois vertigineuse. Toutefois, aucun fonctionnaire n'est à plaindre puisque les salaires sont bien plus élevés qu'en métropole. De plus une prime d'éloignement vient compenser ce surcoût de la vie. La situation est plus difficile pour certains Wallisiens, qui sont obligés de vivre dans une économie partiellement non monétaire, avec une petite exploitation de biens vivriers. Pour satisfaire leurs besoins, ils consomment également des poissons pêchés dans le lagon.

Les repères des papalanis restent liés à la métropole, nous ne pouvons nous empêcher de comparer les prix par rapport à l'antérieur, chacun ayant dans son tiroir un exemple de bien dont le prix est particulièrement exagéré. Ainsi dans ma famille modeste d'origine turque, nous avions l'habitude de consommer une salade typiquement anatolienne constituée de produits très simples tels que laitue, tomates, concombre et oignons. Toutes ces denrées deviennent des produits exotiques à Wallis et la confection de cette salade pour quelques personnes coûtera plus de 20 €, le simple kilo de tomates avoisinant déjà 13 ou 14 €. Cette salade du pauvre devient ici un mets de riche, un plat royal, je continue à en manger par habitude. La vie est variable aussi bien que l'Euripe ...

Au supermarché de la SEM, acronyme du modeste « Supermarché le Meilleur » retentit fréquemment un jingle de pub « C'est la SEM que j'aime ». Je l'aime, mais je lui fais des infidélités puisque je vais dans les trois supermarchés selon les biens que je souhaite acheter, les horaires d'ouverture, etc...

Un centre commercial « le Fenuarama » regroupe plusieurs boutiques aussi diverses qu'une librairie-papeterie, un photographe, un magasin de bricolage ainsi que les locaux de la seule banque de l'île, la BWF. Enfin, de nombreux épiciers répartis sur tout le territoire permettent de dépanner ponctuellement ou d'éviter d'avoir à se déplacer.

Mention spéciale au Samouraï


Mon magasin préféré est devenu le Samouraï, je le trouve d'une grande originalité, il ne ressemble à rien de ce que j'ai vu en métropole. Il marque tout de suite son importance, sa stature par un portique flanqué de deux lions nobles et fiers, mais encrassés par la poussière de Wallis...


Le lion gardien du Samouraï

Le bâtiment rectangulaire ne paie pas de mine, quelques fenêtres brisées n'ont jamais été remplacées. A l'intérieur, lorsqu'on commence à visiter le magasin, c'est un inventaire à la Prévert, un hymne au « divers » dont la logique d'association échappe à l'entendement habitué aux classifications métropolitaines. Au rez de chaussée, les pneus empilés les uns sur les autres côtoient les bétonnières, les scooters de fabrication chinoise, le matériel de pêche, les enduits, les outils de bricolage,... Au 2ème étage, vous pouvez y trouver des cuisinières à gaz, des machines à laver, des produits d'entretien de la cuisine, des ventilateurs, des jouets pour enfants. Le rangement au 3ème étage semble plus classique avec un rayon ameublement, des tables, des chaises, des lits,... Le premier matin où je monte tous les étages, je me cogne à chacune des marches, je me dis Sacré zigoto (je suis en effet très familier avec moi même ...) tu es vraiment fatigué et mal réveillé ce matin ; en redescendant les marches, je m'aperçois, détail qui était imperceptible à l'œil d'en bas, qu'en réalité les marches sont de taille très différente, le spectacle donne le sentiment d'une mer démontée aux vagues irrégulière, je comprends pourquoi je me cognais sans cesse les pieds, pourquoi j'avais le mal de mer ... 
En face, une annexe vend également de la parfumerie et des vêtements tandis qu'un immense garage déborde d'activité. Le personnel, d'origine essentiellement fidjienne (le SMIC horaire est bien plus élevé à Wallis qu'aux îles Fidji) est très aimable et avenant.

Élément neuf du paysage depuis seulement trois mois environ, une éolienne déploie ses pales dans le ciel de Wallis. Les énergies renouvelables sont peu utilisées ici, c'est la première éolienne du territoire


 Éolienne du Samouraï

Je suis fasciné par cette éolienne. Parfois, quand la chaleur est trop intense, en plein midi, je m'arrête, je descends de mon scooter, et je regarde attentivement tournoyer ses pales. Je ne perçois aucun souffle de vent, il ne vient pas jusqu'à moi pour me rafraîchir le visage, j'éprouve le besoin vital de me revivifier. Si seulement je pouvais m'élever, et ressentir à mon tour les rafales des alizés. Mais je regarde mes deux pieds vissés au sol, nulle aile n'émerge de mon dos, je suis condamné à rester attaché à mes liens terrestres. Soudain, je me souviens du chant de la quatrième murène sur le platier, qui m'avait murmuré le secret de l'envol. J'essaie de mettre mon âme en accord avec le monde, mais je ressens une vaste tourmente, un maelström de désespoir en moi, je dois m'apaiser, je dois m'apaiser, je dois m'apaiser ...

Lentement j'inspire l'air, j'expulse la tristesse, le découragement qui règnent dans les profondeurs de ma conscience. Les accords du vaste monde se diffusent en moi, ma poitrine se détend progressivement au rythme d'une respiration désormais sereine. Je déploie mes deux paumes ouvertes vers le ciel, vers l'azur, les immenses galaxies invisibles dans la lumière saisissante du midi. Stupeur incroyable ... je ressens des fourmillements me parcourir le corps, remonter le long de ma colonne vertébrale. Dans une lenteur infiniment douce,  je vois mes pieds qui s'élèvent de quelques millimètres du sol, je sens que je remonte comme une étoffe flottante le long du mât. Je reste suspendu à une quinzaine de mètres du sol, les pales de l'éolienne, acérées comme des sabres, découpent l'air, battent avec une fréquence variable selon les bouffées du vent, et le souffle qu'il me renvoie me parcourt délicieusement l'échine. Les courants électromagnétiques me parcourent, mon cœur virevolte de joie, danse, les tornades se transforment en ondes, en effluves de plaisir. Parfois, je commence à tournoyer moi-même, et il me semble m'enrouler autour de mon âme, fière et droite, éprise du sentiment de la justice. Je me tiens muet face au moulin à vent, je ne suis pas un moulin à paroles. Et pourtant quel vacarme étourdissant : mon cœur Bang Bang tonne, résonne, bat furieusement, bondit comme un jaguar à chacune des rondes des pales. Quelques oiseaux blancs volètent en plein ciel, suspendent leur vol quelques instants puis reprennent leurs lentes palpitations. Je contemple d'en haut les lions en pierre du portique qui se mettent en branle, s'animent. Ils déploient leur crinière longue et généreuse, secouent la poussière brunâtre accumulée depuis quelques années, leur rugissement retentissant claque en plein midi et dans mon cœur. Le cœur revigoré, je redescends doucement, mes pieds retrouvent leur assise, leur repère familier, leur mère nourricière, mais tout mon corps détendu garde la mémoire des bourrasques étourdissantes. Je ressens une gratitude infinie.

Un don ne doit jamais être fait en vain, je remercie silencieusement l'éolienne pour mon cœur régénéré. Parfois, je passe en scooter, je vois l'éolienne sans vie, inerte, en l'absence de vent. Je comprends que je me dois d'offrir un contre-don à l'offrande d'Eole. Je passe alors à plusieurs reprises, accélérant à chaque fois un peu plus, j'atteins une vitesse incommensurable. Rien n'y fait, les turbulences de l'engin ne s'élèvent pas, les pales restent immobiles. Je descends du scooter, je tends à nouveau mes paumes, je m'élève encore, avec beaucoup plus de difficultés, je ressens l'immense déchirement d'une joie non partagée au moment de l'élévation. Face à lui, je murmure « Œil pour œil, dent pour dent, souffle pour souffle », j'arrondis mes lèvres, les yeux fixés sur les pales, j'expulse bruyamment l'air de mes poumons, je m'époumone, corps et âme tendus par cet effort. Encore une fois, c'est l'échec. Je redescends, fatigué, peiné par les efforts que je viens d'accomplir sans succès. Je repars sur mon scooter avec un goût d'amertume au fond de mon palais. Au niveau de la glotte, j'ai du mal à déglutir.
Je regarde en arrière, il faudra que je réessaye.