dimanche 29 janvier 2012

Strasbourg-Vienne à vélo : Passage au Munich de Bavière

"Je maintiens que la perfection de la forme et de la beauté
est contenue dans la somme de tous les hommes"
Albrecht Dürer, Traité des proportions du corps humain

Les nuits s'inclinent avec révérence devant les matins. Nous sommes aux portes de Munich, lorsque tout à coup émane un petit son sec du vélo de Rémy. Il descend, inspecte l'engin ; il s'avère qu'un rayon de la roue arrière vient de rendre l'âme (paix à celui-ci ...). Il remonte sur sa selle, nous roulons encore quelques kilomètres vers le sud de Munich où se trouve le camping sur lequel nous avons jeté notre dévolu, et d'autres rayons du vélo émettent le même son en souhaitant visiblement rejoindre leur frère dans l'au delà. Nous nous mettons en quête d'un réparateur, mais celui-ci est fermé pour la pause méridienne. Nous patientons un long moment avant que la boutique n'ouvre. Mais il s'avère que celui-ci ne peut réaliser immédiatement l'opération, il nous indique un autre réparateur qui se situe à coté du camping, nous nous dirigeons donc vers celui-ci. Sur l'itinéraire, nous croisons une quantité impressionnante de routes cyclables et de cyclistes. Nous le cherchons longtemps, il est localisé près d'une piscine et d'un zoo municipal, à l'intérieur d'un grand parc, Rémy est obligé de demander son chemin à plusieurs reprises. Nous finissons enfin par le trouver, on nous attribue une place dans une zone bien précise. Plusieurs tentes sont déjà dressées, nous choisissons un petit lopin situé près d'un buisson, nous passons devant l'abri de très jeunes Allemands, je remarque une petite poubelle dont émerge une quantité impressionnante de canettes de bière.
La fin de l'après-midi est consacrée à la toilette, indispensable pour se débarasser de la crasse accumulée après quelques jours de nuit sur les chemins, et au nettoyage de nos tenues respectives de cyclistes.

Visite du centre-ville

Le souvenir que je garderai de Munich est celui d'une ville d'une très grande opulence. Je n'ai jamais vu une telle concentration de berlines dans si peu d'espace, BMW, Mercedes, Porsche. Même en étant très peu intéressé par les voitures, je ne pouvais m'empêcher d'être impressionné par celles que je croisais. Sur un seul parking, j'ai dénombré au total sept Porsche, peut-être plus que je n'en avais vu durant toute ma vie ...
Au centre de la ville, la Marienplatz, point névralgique de la cité, nommée ainsi en l'honneur d'une colonne de la Vierge Marie qui s'élève au milieu de la place. Sur un croissant de lune, la statue dorée de la mère de l'enfant Jésus qu'elle tient de son bras gauche. La Bavière reste fortement marquée par le catholicisme, et le pape actuel Benoît XVI est d'origine bavaroise.
Colonne de la Vierge

En bas de cette colonne, quatre putti guerriers terrassent des animaux mythiques. L'un d'entre eux domine le Basilic, animal mythique à tête de coq et à queue de serpent.

Putto et Basilic

La renommée de cette place était venue jusqu'à moi. C'est sur celle-ci que les Munichois se rassemblent pour célébrer les nombreuses victoires du Munich de Bavière, les trophées sont brandies depuis le balcon de la Rathaus qui borde la place.

Rémy et moi souhaitions vivement visiter la pinacothèque de Munich. Nous savions qu'elle abritait une importante collection de peinture "classique".

Petit florilège d’œuvres de la pinacothèque de Munich

Dürer - Autoportrait au manteau de fourrure

Albrecht Dürer est l'un des premiers artistes à se mesurer à l'exercice de la représentation de soi. A gauche de son visage le monogramme distinctif en lettres dorées de son oeuvre, avec le "D" qui se blottit entre les deux extrémités du "A", ainsi que l'année de composition, soit 1500 . En miroir, de l'autre côté du portrait l'inscription suivante en latin "Moi, Albrecht Dürer de Nuremberg, je me suis peint en couleurs impérissables à l'âge de  28 ans".
De ce visage du peintre irradie une grande force ; un immense orgueil est perceptible dans le regard grave de l'artiste. Il se dépeint dans un manteau au col de fourrure luxueux, dont il rend presque perceptible le toucher soyeux à travers le geste qui étreint le bas du col. Même délicatesse et minutie dans le rendu soigné de ses lèvres charnues, des poils de la barbe et des cheveux bouclés qui encadrent son visage concentré. Les tons bruns prédominent dans le tableau mais en contrepoint vertical la couleur chair de la main, de la gorge et du visage illuminent la composition.  Celle-ci est saisissante également par la ressemblance avec les représentations traditionnelles de l'iconographie du Christ, jusque dans les doigts qui semblent esquisser le geste de la bénédiction christique.
Le peintre est alors considéré comme un simple artisan, Dürer proclame au monde entier qu'il est un artiste à part entière, par sa tenue, par son attitude. Il peint à l'époque de la Renaissance, au moment où les consciences individuelles se libèrent des jougs moyenâgeux, où le sentiment de liberté commence à s'affirmer. On connaît de lui deux autres autoportraits à des âges différents de la vie,  il est l'initiateur de ce mouvement qui aboutira à l'oeuvre emblématique de Rembrandt et de Van Gogh qui ne cesseront de se peindre tout au long de leur carrière artistique, avec la lente montée de l'angoisse qui accompagnera l'introspection de soi. L'orgueil initial va faire place au doute, creusement de l'orbite, obscurcissement du regard vont se détacher des pinceaux des maîtres.  La liberté ne mène pas toujours au bonheur, l'interrogation haletante aboutit à la solitude et à la découverte de sa propre misère. Pourtant la liberté est toujours première, l'aboutissement inéluctable du développement des sociétés modernes. Il est le premier à se poser des questions sur sa propre identité avec, déjà, une gravité insondable et, capturé par ce regard intense, vous regardez le portrait-miroir tandis qu'une question s'élève en vous "Et moi, qui suis-je ?"


Rubens - La chasse aux lions

Ce musée abrite de magnifiques tableaux de Rubens. Celui qui saisit ces chasseurs en pleine action, au milieu d'un combat qui les oppose à un lion et une lionne, est d'une qualité remarquable. Il est entièrement exécuté de la main de l'artiste, qui avait parfois recours à son atelier pour certaines compositions. La lutte est organisé autour d'une diagonale qui traverse le tableau. Au centre de la toile, un cavalier en tunique blanche est désarçonné de son cheval qui s'est cabré avec furie. Il est attaqué par le lion qui a planté ses crocs sur lui, il va sans doute mourir, à l'instar du chasseur qui gît déjà par terre à droite, sa dague toujours en main. Toutefois, trois autres cavaliers tentent de le sauver avec leurs lances dirigés vers le fauve. A gauche, la lionne se livre à un duel sans merci avec un autre chasseur qui lui plante son épée dans la gueule. Les quelques touches de couleur illuminent les tenues et éclairent avec intensité le tableau, ils forment contraste avec l'éclat blanc au milieu de la composition, ainsi que le ciel assombri en arrière plan. Le mouvement est suggéré par les lignes courbes des corps des animaux et des êtres humains qui s'emmêlent dans cette oeuvre, dans une union inextricable.
Ronde éternelle de la lutte acharnée de l'homme avec les fauves, avec la Nature, avec la peur qui le tenaille à chaque fois qu'il pressent une force, une puissance qui s'oppose à la sienne. Goût de l'être humain pour le combat, qui lui donne le sentiment d'une vie intense dans le présent, qui fait retentir chaque seconde comme une éternité, même au péril de sa propre existence.

Quelques années plus tard, j'avais acheté cette toile en reproduction et elle ornait mon salon. Je ne pouvais m'empêcher de la regarder et de contempler à chaque fois des détails et des sens nouveaux à chaque fois que je regardais cette toile :

Le musée abrite de fabuleuses toiles de Rubens. Celui qui saisit ces chasseurs en pleine action, au milieu d'un combat qui les oppose à un lion et une lionne, est d'une qualité remarquable. Le tableau de « La Chasse au Lions », scène de chasse exotique et imaginaire, composé par P.R. Rubens en 1621 soit à l'âge de 44 ans offre une combinaison des plus belles qualités baroques du peintre. Il est l'expression d'un artiste parvenu à maturité complète, au sommet de son art qui maîtrise toutes les facettes de son expression artistique.

Une ligne de symétrie en légère diagonale parcourt le tableau, elle est constituée par la lance de l'un des chasseurs à cheval qui vient d'être désarçonné par l’attaque d'un lion et l'épieu est désormais à l'envers, s'élançant vers le ciel, le chasseur s'agrippe de toutes ses forces à cette arme devenue inutile tandis que son visage exprime son effroi, son désarroi. Tout en haut de cette ligne de symétrie, au centre supérieur du tableau, s'incarne la figure du noble, du maître pour le profit duquel s'ordonne cette parade funèbre de la chasse. Il est le seul à être hautement protégé par une armure sombre ainsi qu'un casque à l'antique avec une crinière de poils qui jaillit hors de celui-ci, qui semble se confondre avec les nuages proches projetées sur la toile. Il est l'ordonnateur de ce spectacle, cette scène exalte sa puissance, la chasse aux prédateurs marque la puissance de la richesse, du bon vouloir et du bon plaisir des seigneurs ; l'achat de ce tableau est destiné à la noblesse. Toutefois le peintre, comme tout grand artiste est avant tout en quête du vrai et s'il place ce noble en figure centrale, celui qui happe d'emblée les regards est le cavalier désarçonné, qui semble une figure d'un Christ en déposition de la Croix avec son corps qui commence à se désarticuler sous l'effet du lion qui plante ses crocs et ses griffes en lui. P. R. Rubens dépeint les conséquences inévitables de la chasse et le sacrifice humain qu'elle impose aux hommes avec les lions qui sont engagés dans ce combat féroce.

Un autre axe parcourt aussi secrètement le tableau pour y composer sans cesse un hymne à la répétition, à l'accord de tous les protagonistes, paysage, animaux, hommes, c'est celui qui sépare à l'horizontale la partie supérieure de la partie inférieure. En bas du tableau se déploie avec quatre chasseurs le spectacle d'une lente progression de la mort à la vie de la droite à l'extrême gauche. A droite gît le corps d'un chasseur à pied mort, qui serre encore une dague devenue inutile à la main droite tandis que des marques de sang, traces du combat antérieur, parsèment ses cheveux. Seule sa face droite est visible, l'autre est contre terre, il est isolé par rapport à la scène, sa tunique d'un vert très sombre se confond avec la terre et accentue sa solitude. Le cavalier à l'envers participe à la fois du plan inférieur des chasseurs à pied et supérieur des chasseurs à cheval, le drapé très étudié de sa tunique blanche, qui évoque déjà le linceul, prolonge la robe claire de sa monture, son attitude suggère le mouvement, la vie mais il commence dans le même temps à sentir la mort monter en lui, il vient d'être touché par le lion, son teint est livide et quasi cadavéreux, ses yeux expriment une intensité, une détresse infinie et ses mains semblent commencer à lâcher prise sur son arme. Un deuxième chasseur à gauche est assis, le coude gauche au sol mais le coude droit témoigne encore de sa force vive, il brandit une épée qu'il dirige vers la gueule de la lionne. A moitié dévêtu, il est encore alerte, il peut encore s'en tirer d'autant plus qu'un dernier chasseur à pied vient l'épauler dans le combat. Celui-ci est à moitié découpé par le tableau ce qui contribue à rendre encore plus vivant ce tableau en tant que surgissement spontané de l'instant. Il dirige son épée à son tour vers la lionne et contribuera certainement à sauver son compagnon de chasse.

Les deux autres chasseurs à cheval qui épaulent le noble se partagent le plan supérieur le long de la ligne de symétrie identifiée. Ces deux cavaliers ainsi que celui désarçonné avec leurs turbans sont de type maure, arabe, contrairement aux chasseurs du plan inférieur et au noble qui sont de type européen, ce qui pourrait permettre de placer cette scène imaginaire dans une Espagne où se côtoyaient ces types au moment de la Reconquista . Celui qui attire d'emblée les regards est le cavalier à gauche dont la tunique rouge flotte comme un étendard sur le ciel nuageux impassible. Tel un Parthe, il lutte à cheval et à l'envers. Légèrement tourné vers nous, armé d'un bouclier au bras gauche il vient de lancer un coup d'épieu de sa droite vers le lion.Un arc reposant sur le cheval jaillit tandis qu'un carquois orné de flèches somptueuses, d'une incroyable précision, d'une finesse exquise dans le dessin ornent l'arrière de sa monture. L'autre cavalier à gauche est une répétition sombre du premier, il tient sa lance des deux mains et touche également avec celle-ci le lion, sa tunique rouge se laisse à peine deviner tandis qu'on voit aussi à grand peine un arc noir émerger de la robe sombre du cheval. Un lien palpable lie, par la savante combinaison de la grâce du peintre, l'isolement du chasseur à cheval dans le coin supérieur gauche à l’isolement du chasseur à pied dans le coin inférieur droit, il en forme un contraire flamboyant, il dompte la vie et son cheval, il est en plein exercice de ses facultés guerrières. Détaché dans la terre, la mort ; détaché vers le ciel, la vie.

Les animaux composent bien entendu le thème central de la scène. Le lion et la lionne, boules d'énergie apeurées, rageuses, dévorantes, mâle et femelle au lien indéfectible dans la lutte inégale qui s'engagent luttent de manière féroce et dégagent une force abrupte qui convulse le tableau entier. Ils sont deux mais à deux contre sept, dans cette lutte âpre, ils se sont battus patte à pied et il y aura au minimum sans doute deux morts humains à l'issue de la bataille. La lutte aura coûté chair aux hommes. Les chevaux dans cette lutte entre l'animal et l'homme sont les alliés des humains mais chacun des chevaux est en situation de danger provoqué par l'homme et ils ont une attitude de résistance au combat, entraînés malgré eux dans celui-ci. Les deux chevaux au centre se cabrent tandis que ceux aux extrémités effectuent une ruade arrière dans un principe symétrique. Dans le rectangle supérieur droit formé par deux épieux s'ornent les deux têtes admirables de cheval, qui se détachent de la tunique rouge et de la bride de même couleur, avec des regards animaux puissants, exaltés dirigés vers nous tandis que le chasseur en turban contemple la force phénoménale du lion en action.

Masse fauve légèrement décalée à la gauche de la diagonale, P.R Rubens dans « La Chasse aux Lions » dessine aussi un tableau dans le tableau avec les deux fauves qui transpercent les chairs humaines chacun de leur côté et le postérieur du cheval à la robe clair. Le long de cette diagonale, c'est un véritable festival baroque avec une exagération des mouvements et leur stylisation qui permet la dramatisation du récit. Tableau de chair vive, de lions, de cheval, d'humain, traversée de lignes courbes, gracieuses, de corps animaux et humains qui s’emmêlent dans une union inextricable et que les éclairs du fer du sabot et de l'épée viennent illuminer.

La Nature joue le rôle muet du lieu où prend place le combat. Le ciel est assombri par des nuages dans le quart nord-ouest du tableau, on devine aussi la ligne d'horizon du ciel à droite, entre le chasseur tué et les pattes d'un cheval, dans lequel vient s'intercaler aussi la masse verte horizontale lointaine d'une forêt. P. R. Rubens ne se contente pas d’apposer les protagonistes les uns sur les autres, par petites touches discrètes, il instille l'idée en nous qu'il existe des concordances entre tous les éléments du tableau, il tisse un réseau de correspondance entre la nature, les animaux, les hommes : il accorde une importance capitale aux regards, une même vie hante tous ceux de la toile avec une mention particulière à la peur irraisonnée qui émerge des yeux de l'homme qui s'apprête à mourir qui renvoient aux regards dévorants des chevaux ; la couleur fauve des lions évoque la couleur chair des êtres humains ; la chair fauve des lions avec leur griffe s'enfonce dans la chair sœur de l'homme, dans la peau frère du cheval ; tous les chasseurs portent la barbe et cette pilosité évoque celle du pelage des animaux, de celles de leurs crinières, de leurs queues ; la crinière des lions s'emmêle aux poils de la queue des chevaux tandis que la crinière de ceux-ci se mêle aux nuages. L'homme n'est pas un empire dans un empire : nature, animaux, hommes, nous sommes faits de la même chair, nous sommes habillés du même tissu de la vie, une même entité d'atomes, de particules rôde en nous.

Nous sommes hantés par les fauves et les carnassiers car nous sommes fauves et carnassiers, et de la pire espèce car nous sommes capables de chasser contrairement aux lions sans nul souci de protection de notre famille ou de besoin de se nourrir, pour le simple plaisir de sentir une peur provisoire nous tenailler, pour le plaisir de s'opposer à une puissance, à une force de la nature qui nous est étrangère, pour ressentir le sentiment du pouvoir de la briser, de la capter. Nous avons un goût extrême pour le combat, celui-ci nous donne le sentiment d'une vie intense au présent, nous permet de vivre chaque seconde comme une éternité. Dans ce combat, nous ne prenons plus de risques mais les temps ont bien changé et en quelques années, avec la force d'Internet, les chasseurs sont de plus en plus vilipendés, chose encore impensable il y a quelques années. Avec la montée de la conscience environnementale, à intervalles réguliers, les stupides chasseurs qui exhibent leurs trophées de chasse sur les réseaux sont désormais conspués. P. R Rubens nous indiquait déjà que nos manières d’interagir avec la nature étaient inadéquates car l'image de la détresse l'emporte dans ce tableau sur celle de la joie inappropriée, cruelle du maître. Nous devons réajuster nos liaisons avec le monde animal et la Nature.

Rubens - La mort de Sénèque

Le philosophe Sénèque a, semble-t-il, perdu son combat, il vient d'être condamné à mourir par Néron. Les deux soldats au fond de la scène, dont l'un porte au dessus de son armure un habit rouge funeste,  viennent de transmettre l'ordre fatal de l'empereur. Sénèque obtempère et se tranche les veines avec l'aide d'un domestique. Son bras gauche est déjà entaillé, le sang commence à ruisseler.
Pourtant, son corps qui  émerge de la bassine empli d'eau est empli d'une lumière étrange, il semble vibrer intensément au milieu des couleurs qui se détachent à peine de l'arrière-plan plongé dans la pénombre. Rubens ne cache pas la vieillesse de l'homme, ses cheveux  blancs marquent son âge, les veines saillent des jambes, les plis de la chair sont nombreux, elle s'affaisse sous le poids des années. Le peintre dans cette toile délivre un hymne au corps fatigué, usé du philosophe stoïcien. Avant qu'il ne pourrisse, il resplendit d'un éclat ultime. La lividité de sa chair est déjà celle du cadavre, mais la lumière qui s'en dégage transcende la mort. Le corps reste triomphant par la beauté réelle qu'il dégage. Là encore, la comparaison avec les images du Christ s'impose, en particulier celles des crucifixions. Le regard du vieillard est tourné vers les cieux, il n'est pas marqué par la souffrance, il est déjà détaché de la scène. Par contre, un élève à sa droite recueillant les dernières paroles de l'auteur de "Sur la vie heureuse", "De la brièveté de la vie" est éploré, il semble aux bords des larmes. Cette figure évoque celle de Saint Jean au pied de la croix, accablé par la douleur mais prêt à recueillir la parole de Jésus, à la faire retentir pendant des siècles grâce à son Evangile. D'ailleurs, les livres de Sénèque jonchent le sol. Rubens proclame en réalité que le combat de Sénèque contre son bourreau impérial est gagné, son attitude courageuse devant la mort marquera les mémoires et son oeuvre lui survivra. Le corps va s'éteindre mais subsiste la lumière spirituelle qui est éternelle.

Camille Claudel - La Valse

Avant de mourir, il faut avoir vécu et aimé. J'ai été surpris de découvrir cette sculpture de Camille Claudel à la Neue Pinakothek. S'agit-il d'une valse ou d'une étreinte amoureuse ? Les corps penchent dangereusement, le visage de la femme est plongé dans le  cou du danseur, tandis que celui-ci semble murmurer des mots doux, voluptueux à son oreille. Son bras gauche enveloppe tendrement la taille de sa partenaire, tandis que sa main gauche semble simplement frôler la main de la danseuse.  Les corps sont nus, le bassin de la jeune femme est masqué par une simple étoffe tombante. Le drapé de celle-ci suggère le mouvement de tournoiement des danseurs, qui est sur le point de s'interrompre. Le socle de la sculpture semble s'attendrir sous le frottement délicat des pas des danseurs. Torsion des corps juste avant l'enlacement final.

Le Schloss Nymphenburg - A la poursuite des rois de Bavière

La journée suivante, nous l'avons passé au château de Nymphenbourg. Le chemin fut long depuis notre camping, mais il en valait la peine, pour sa résonance historique et la beauté de son parc. Il s'agit de la résidence d'été des rois de la famille Wittelsbach, qui régna sur la Bavière. La visite de l'intérieur est intéressante surtout pour la galerie des Beautés, une salle qui regroupe les portraits de toutes les belles femmes dont s'était entiché le roi Louis I de Bavière au début du 19 ème siècle. La plus célèbre d'entre elles est Lola Montès qui fut sa maîtresse alors qu'il avait 60 ans. Elle est danseuse, d'origine anglaise et se prétend d'ascendance espagnole.  Il se ruinera pour cette femme en la comblant de cadeaux somptueux. Je ne sais pas si l'histoire est vraie, mais j'ai lu que voyant le peuple indigné par ses extravagances et son influence délétère sur le roi  manifester sous ses fenêtres, Lola Montès rit et verse du champagne et du chocolat chaud sur les manifestants ... Cette femme entrainera  Louis I de Bavière dans une valse amoureuse qui lui fut néfaste puisque ses sujets  se révolteront contre les frasques de leur souverain, qui devra renoncer au trône et s'enfuir.
Le roi Louis II de Bavière naquit dans une chambre de ce château. Comme son grand-père, il sera un adepte de la beauté, mais non sous sa forme féminine, puisqu'il était homosexuel. Il passa sa vie à dépenser son argent, ainsi que celui qu'il n'avait pas, pour la construction de châteaux plus luxueux et magnificients les uns que les autres et se ruina dans cette entreprise. Il fut alors destitué, déclaré fou puis interné dans le château de Berg. On le retrouva le lendemain mort dans un lac. Il est évoqué dans ces vers de "La chanson du Mal aimé" d'Apollinaire : 

Près d'un château sans châtelaine
La barque aux barcarols chantants
Sur un lac blanc et sous l'haleine
Des vents qui tremblent au printemps
Voguait cygne mourant sirène


Un jour le roi dans l'eau d'argent
Se noya puis la bouche ouverte
Il s'en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte
Face tournée au ciel changeant

Je pensais à ces rois malheureux et fous en me promenant dans le parc qui constitua une très belle halte, avec ses sentiers au milieu des bosquets verdoyants, ses parterres variés de fleurs. Avec les rois Louis I et II, quelle belle rampe de lancement pour l'extravagance et la folie humaine, quel dommage que la Bavière ne nous ait pas donné un Louis XVI, nous aurions eu droit à un magnifique feu d'artifice ... 
Au milieu du parc coule un canal qui se termine en cascade. Nous avons flâné tranquillement toute l'après-midi, passer le temps à contempler les écureuils, les canards. J'ai fait une petite sieste sur un banc.

Tout le monde s'éclate à la queue leu-leu

Au retour du château, nous avons mangé  dans une Biergarten puis nous sommes rentrés dormir au camping. Les jeunes à côté de nous ont fait un boucan d'enfer, continuant à parler à voix haute bien au delà de minuit. Rémy leur a demandé de se taire, il a élevé la voix au bout de la troisième admonestation. Les jeunes et mon ami se sont lancés dans un concours de vérité, puisque nous nous sommes faits traiter de vieux, ce qui est une vérité mais relative à la jeunesse de ses interlocuteurs ; il les a traités  en retour de malpolis, ce qui était une vérité absolue.

dimanche 22 janvier 2012

Strasbourg-Vienne à vélo : Plus grand, c'est pas toujours plus beau

Les matins se succèdent aux nuits. Prochaine étape sur l'itinéraire que nous nous sommes fixé, Ulm. Nous rencontrons quelques dizaines de kilomètres avant notre destination le célèbre Danube, formé de deux ruisseaux descendant de la Forêt-Noire, le Berg et le Brigach. Rémy et moi, nous murmurons à l'oreille du fleuve que nous venons du même massif, nous lui transmettons les salutations de la source où il est né, des défilés rocheux qu'il a traversés, des forêts verdoyantes qu'il a côtoyées. Enchanté du rappel de ses origines, nostalgique et rêveur de son passé tout en continuant hardiment sa course vers la Mer Noire, le cours d'eau nous accueille à bras ouverts le long de ses rives.
Une piste cyclable le long du Danube nous permettrait d'aller jusqu'à Vienne, mais ce n'est pas la route que nous emprunterons. Nous suivons celle-ci provisoirement pour nous rendre à Ulm. Je regarde attentivement les paysages, ils me rappellent ceux que j'ai vus quelques années auparavant alors que je tentais de rouler le long du Rhin jusqu'à Bonn. Je me concentre à nouveau sur ma roue avant, je me rends compte que je me suis approché à quelques centimètres de la roue arrière du vélo de Rémy. Effrayé, je préfère prendre un peu de distance, je m'éloigne, je me rends compte que je dois déployer beaucoup plus d'efforts qu'auparavant. Intrigué, je me rapproche à nouveau, j'adopte une vitesse régulière, et miraculeusement, je ressens que le pédalier tourne plus facilement alors que je suis dans le sillage proche de mon compagnon. Je suis sidéré et enthousiaste ... Pour la première fois de ma vie, je viens de ressentir le phénomène de l'aspiration à vélo, qui consiste à profiter d'une moindre résistance à l'air, grâce au fait que le coureur qui vous précède affronte le vent. Jeune, j'ai été un fan du Tour de France. Je suivais les exploits de Laurent Fignon, Bernard Hinault, de Stephen Roche à la télévision durant le long mois désoeuvré de juillet. J'ai appris que le fait de courir en peloton, de se mettre à l'abri derrière un autre lors d'une échappée permet de réduire considérablement les forces de résistance à l'air et par voie de conséquence l'énergie produite pour avancer. Mais jusqu'à présent je n'avais pas bénéficié de cet avantage lorsque j'étais à vélo, que je faisais des sorties avec des amis, pour la simple et bonne raison que j'avais peur lorsque je me rapprochais du coureur placé devant moi. Dès que j'étais à quelques centimètres de celui-ci, je ne pouvais m'empêcher d'appuyer nerveusement sur mes freins, j'étais incapable de faire confiance au cycliste qui me précèdait. Résultat, je faisais "l'accordéon", ma vitesse était irrégulière, je multipliais les efforts inutilement.
Enhardi par la nouvelle sensation, je reste un très long moment derrière Rémy, à une distance d'environ 10 centimètres, en respectant strictement sa ligne de roulement. Je reste vigilant, mes mains se tiennent prêts à un freinage d'urgence, mais je ne les mobilise quasiment pas. La masse imposante, rassurante de mon ami, qui est bien plus grand et costaud que je ne le suis, représente un abri idéal contre le vent. Je m'éloigne sciemment à un moment donné et, confirmation du ressenti précédent, je dois appuyer avec plus de force sur les pédales pour maintenir ma vitesse. J'accélère un peu, je me porte à ses côtés, je lui décris avec émotion mon expérience. Il me dit qu'un ami avec qui il faisait des sorties vélo, Franck, adepte du triathlon, appréciait beaucoup de se retrouver dans son sillage, qu'il lui avait fait part de la même remarque, mais que lui-même n'avait pas ressenti cela car il lui semblait qu'il prenait tout de même le vent lorsqu'il roulait derrière son partenaire. Nous tentons d'inverser les rôles, il roule derrière moi quelques kilomètres, il remonte à mes côtés, il me confirme qu'il n'a pas éprouvé de différence, ce qui n'est pas étonnant : J'ai la remorque derrière moi, ce qui l'éloigne d'autant de ma roue arrière, et surtout je suis plus frêle, je suis un abri fragile contre le vent. Nous adoptons à nouveau notre ordonnancement immuable, lui devant, moi derrière. Jusqu'à la fin du voyage, j'allais bénéficier de l'avantage providentiel du sillon qu'il traçait dans l'air.
Nous nous approchons du but, lorsque tout à coup un cycliste nous dépasse à une allure vive sur notre gauche. Rémy, piqué au vif, se met en tête de vouloir le rattraper. Il accélère, j'en fais de même pour rester à son contact. Je serre les dents, mon pouls s'active, je suis au bord de la rupture, mais j'arrive tout de même à le suivre. Le cycliste n'est pas chargé comme nous le sommes, il avance très vite, ce n'est que mètre par mètre que nous pouvons le rejoindre. Lorsqu'un virage survient, il peut le prendre à la corde tandis que nous sommes obligés de ralentir puis de relancer la machine. A un moment donné, sur la piste cyclable qui est aussi une petite route champêtre se dresse devant nous un  tracteur qui roule à une allure modérée au milieu du chemin. Rémy le dépasse sans coup férir, j'hésite un court instant, j'ai peur de ne pas avoir la place avec ma remorque. Je m'enhardis, je double l'engin, mais me voilà désormais à une encablure de mon acolyte. Je dois redoubler encore d'intensité pour parvenir jusqu'à lui, j'éprouve avec encore plus de puissance le phénomène de l'aspiration quand j'arrive à me remettre dans sa roue. Le cycliste que Rémy poursuit abandonne la piste cyclable et prend un autre chemin. Ouf, fini l'allure folle, nous ralentissons ... Je lui demande pourquoi il s'est lancé à sa poursuite, il me dit qu'il n'a pas apprécié son regard quand il l'a dépassé, qu'il a senti une attitude de défi. Pour éviter qu'il ne se relance dans une course échevelée, je le regarde gentiment avec un grand sourire timide ;-)

Il me semble qu'au fur et à mesure de l'avancée, le Danube s'élargit. Vers la fin de la matinée, nous entrons dans les faubourgs d'Ulm, ville natale d'Albert Einstein. Nous nous dirigeons vers le centre-ville, nous descendons de nos vélos et nous prenons un verre sur une terrasse de la Münsterplatz, la place de la cathédrale. La fléche qui surplombe l'édifice domine la place.

Flèche de la cathédrale d'Ulm

J'ai vécu à Strasbourg, à l'ombre de sa cathédrale. J'ai appris à l'aimer, je choisissais parfois pour aller d'un point de la ville à un autre un chemin plus long, pour le simple plaisir de passer à côté d'elle, de la contempler ne serait-ce qu'un bref instant, d'éprouver les vibrations qui émanent du grès foncé des Vosges, des aiguilles, des colonnettes, de la flèche immense qui s'élancent avec allégresse vers le ciel, des sculptures finement ciselées de la façade, vibrations dont je sais pourtant parfaitement qu'elles ne sont que les échos des battements de mon âme ému par sa beauté. Elle a été pendant plus de deux siècles l'édifice le plus haut du monde avec ses 151 mètres, de 1647 à 1874 très précisément, puis d'autres ouvrages religieux ont dépassé sa taille dans cette course-poursuite vers les nues. La cathédrale d'Ulm, improprement appelée ainsi car elle n'est pas le siège d'un évêché et qu'elle est vouée au culte protestant, est l'un de ceux-ci puisqu'elle s'élève à 161 mètres. Le souvenir de la cathédrale alsacienne se superpose à chaque instant tout au long de la visite, je ne peux m'empêcher de comparer à chaque instant la façade, les portails que je vois à ceux qui sont incrustés dans ma mémoire. Et cela se fait aux dépens de la vision qui se déploie devant mes yeux. J'ai le sentiment que l'escalade démesurée de la flèche vers le ciel se réalise au détriment du reste de la construction, la façade est moins richement et délicatement décorée. Même déception à l'intérieur, les ornements sont d'une grande sobriété, voire austères, je regrette l'absence de la lumière pleine de recueillement délivrée par la grande rosace, les vitraux bleus, rouges, verts de la cathédrale de Strasbourg, la montée délicate du pilier des Anges vers la voûte.
Après une petite promenade au quartier des Pêcheurs, nous descendons vers le fleuve. Celui-ci sur la rive gauche reçoit un affluent dénommé Blau (=Bleu). Depuis la rive, je regarde attentivement l'eau qui s'écoule avec vivacité, j'essaie de voir si quelques poissons danseurs et mélomanes tournoient secrètement aux sons du beau Danube bleu de Johann Strauss. Je vous dois la stricte vérité, je scrute en vain les fonds, mais peut-être attendaient-ils la proximité de Vienne pour danser yeux dans les yeux un-deux-trois un-deux-trois  aux accents de cette valse ...


Nous avons dit au revoir au Danube avec la promesse solennelle de le retrouver bientôt. Le lendemain, nous sommes dans la banlieue d'Augsburg. Rémy propose d'aller manger dans un restaurant de la Fuggerei, cité sociale historique au coeur de la ville. Après quelques petites recherches, il finit par trouver la porte d'entrée de ce lieu. Nous nous restaurons, puis en début d'après-midi, nous flânons dans les ruelles de ce petit village à l'intérieur d'Augsburg.
Dans un logement-musée est retracé l'histoire de cette cité. Elle a été créée en 1516 par Jakob Fugger, puis après avoir été quasiment détruite durant la deuxième guerre mondiale, elle fut reconstruite à l'identique. Les conditions pour y entrer, aujourd'hui comme au 16ème siècle : habiter à Augsburg, être pauvre, mais surtout être catholique et réciter quelques prières chaque jour. Prix défiant toute concurrence pour un logement HLM, loyer annuel aux alentours de 1 € ... Mes parents payaient bien plus cher pour le HLM vétuste dans lequel nous vivions autrefois à Strasbourg avec des espaces extérieurs très mal entretenus. Le village se visite pour un droit d'entrée modeste mais bien plus élevé que celui du loyer, ce qui dispense de toute obligation de prière ;-)
Les habitants sont peu nombreux en journée ; il est possible de flâner dans les ruelles ordonnées au charme désuet de la Fuggerei, d'entrer dans une maison qui restitue le cadre d'un logement ancien.

Ruelle pleine de charme de la Fuggerei
Magnifique lierre le long d'un mur

Une plaque commémorative célèbre l'habitant le plus célèbre de la Fuggerei, le maçon Franz Mozart, qui fut l'arrière-grand-père de Wofgang Amadeus Mozart, dont nous allions croiser l'ombre quelques jours plus tard.

Avis au traducteur

Nous reprenons la route, Rémy devant, moi derrière, toujours aspirés vers l'avant. 

dimanche 15 janvier 2012

Strasbourg-Vienne à vélo : Mehr Licht

De battre nos coeurs ont continué

Quand le pourcentage de la pente augmente, la flânerie disparaît, il est impossible d'adopter le même rythme qu'auparavant. Plus d'accélérations, de longues causeries côte à côte, la route commence à vous dicter sa loi, à vous imposer son règne, vous ne pouvez plus avancer qu'au rythme de votre souffle. Il m'a toujours semblé que sur le plat, la limite de vitesse est dictée par la puissance musculaire, le coeur et les poumons disposent d'une réserve de carburant non consommée, mais avec l'accentuation de la montée, la réserve s'épuise, toute la capacité pulmonaire est mobilisée pour l'effort. J'ai l'avantage d'avoir un profil grimpeur par rapport à Rémy car je suis plus léger que lui, et d'autre part il transporte davantage de poids que moi, notamment le matériel pour la réparation des vélos et la nourriture, ce qui accentue la différence ; j'avance donc plus vite que lui. Sur certains segments, le pourcentage s'élève encore, il faut mettre sur le petit plateau et accepter de ne rouler qu' à une allure à peine supérieure à la marche. Si vous vous concentrez, vous pouvez entendre votre coeur qui pulse le sang à travers tout le corps, envoie ses giclées d'oxygène aux organes ...
De temps en temps, j'attends Rémy qui est à quelques centaines de mètres. Nous sommes en plein été, le soleil nous accompagne alors que le soir est déjà bien entamé.  Mes réserves d'eau s'épuisent rapidement, je m'inquiète déjà, mais Rémy me rassure, tôt ou tard sur une telle montée, il y aura une fontaine. Et abracadabra, au détour d'un virage, accolé à une maison se dresse un petit abreuvoir avec un robinet qu'il suffit d'actionner en pompant. Soulagement ... Une petite halte sandwich et nous repartons vaillamment. L'effort est pénible pour moi, malgré l'entraînement. J'ai opté pour une remorque tandis que Rémy a des sacoches accrochées à son porte-bagage, mais les charges sont de toute manière plus importantes que lors des sorties dans les Vosges, les muscles se tendent davantage, le souffle est encore plus mobilisé. A un moment donné, Rémy signe la fin de la montée à mi- parcours du col car la nuit commence à se manifester ; il prend un chemin de traverse et trouve un terrain pour que l'on puisse y passer la nuit, je l'y rejoins. Après un dîner à base de pâtes, il est l'heure d'aller se coucher. Rémy propose de ne pas monter la tente et de passer la nuit à la belle étoile, comme il l'a souvent fait lors de son périple en Afrique et en Amérique du Sud. J'obtempère ...

L'attaque de nuit des prédateurs

Nous déroulons une grande bâche, il se couche à ma droite. C'est ma première nuit au contact direct de la voûte étoilée, des quelques nuages qui parcourent le ciel. Les étoiles sont peu nombreuses mais suffisent à éclairer très faiblement les alentours. J'entrevois vaguement des broussailles, deux ou trois talus, et les arbres qui nous environnent, dont la forme devient de plus en plus distincte au fur et à mesure que je lève les yeux vers le ciel, j'aperçois clairement leur cime. Rémy s'endort très rapidement, mais le sommeil ne me vient pas ; Morphée entoure silencieusement de ses ailes de papillon mon ami, mais ne me kiffe pas. En fait, depuis que je suis couché, une vague angoisse m'étreint, je ferme de temps en temps les yeux, mais rien n'y fait, nulle torpeur en moi ... Au contraire,  chacun de mes sens est en éveil, capte l'environnement étrange, déroutant qui se déploie autour de nous.  Les heures passent, je regarde parfois l'heure à ma montre, je ressents les battements de mon coeur Boum Boum qui accompagnent les secondes qui s'égrènent : minuit, une heure, deux heures, je continue à guetter chacun des bruits qui me parvient ...
Un frôlement à ma droite ... Est-ce le vent qui passe, qui effleure les  branches des buissons ? Non, bien sûr, le scorpion le plus dangereux du Sahara avait bondi dans un cargo, traversé l'Océan et les contrées pour se retrouver ce soir à flanc de colline, épiant mes moindres faits et gestes, attendant que je m'assoupisse pour attaquer. Un grésillement devant moi ... C'est une taupe qui  se faufile sous terre ? Non, c'est une évidence, le serpent le plus venimeux d'Amazonie a rampé des centaines de kilomètres, il a ondulé à la surface de l'Océan Atlantique, s'est glissé sur la terre européenne, avec un seul but, parvenir ce soir jusqu'à cette forêt noire, se mettre à l'affût de mes faiblesses, de mon endormissement, pour m'étouffer, se régaler de ma chair. Un chuchotement à ma gauche ... Cette fois-ci, c'est certain, le tigre le plus affamé d'Asie s'est élancé à travers les déserts, les bois profonds, les vastes plaines pour se tenir à quelques mètres de moi, prêt à bondir, à déchiqueter mes os pour un fabuleux festin. Le chuchotement grandit ainsi que ma peur, mais je perçois finalement les échos d'un oiseau s'échappant à travers les ramures des arbres, entrechoquant ses ailes avec les feuilles déployées dans l'ombre, je le vois qui émerge, se détache puis s'éloigne des branches hautes de l'arbre. J'essaie de me raisonner : Si j'étais prédateur, je m'attaquerais d'abord à la proie qui gît à côté de moi, à ma droite, le festin serait plus long et de surcroît, elle est plus tendre et délicate que je ne le suis ... Je m'endors avec cette idée ou peut-être est-ce simplement la fatigue qui m'a vaincu.
Nous nous sommes endormis à la belle étoile, le soleil resplendissant nous a éveillés. La lumière a dissous mes peurs, elles avaient suinté de mon corps ; mes songes inoffensifs, naïfs gisaient dans la rosée scintillante des herbes vagues et des fleurs.


Vers la Cité de la Joie

Nous reprenons la montée, toujours aussi éprouvante. Nous avançons peut-être encore plus lentement que la veille, le petit déjeuner a été frugal. Je m'inquiète encore une fois du manque d'eau, Rémy me rassure à nouveau. Il me dit qu'il n'en a jamais manqué lors de son périple en Amérique du Sud, même dans les endroits les plus dépeuplés, qu'il est stupide de s'inquiéter alors que nous sommes sur des routes fréquentées. Et dans la montée, j'aperçois un mince filet d'eau qui provient d'une fontaine située quelques dizaines de mètres plus haut. Mon angoisse puérile disparaîtra désormais, je cesserai de l'importuner pour ça ... Après une petite heure de montée, nous arrivons à la fin du col, qui aboutit sur un chemin de crête en haut du massif de la Forêt Noire. Finie la souffrance, les faux-plats montants succèdent à de légères descentes. Nous trouvons vers le milieu de la matinée un snack, située près d'un lac de montagne, pour prendre un petit-déjeuner plus copieux qu'au réveil. Nous reprenons la route, et bientôt nous entamons une longue descente.
Récompense après la montée du col, exultation du corps après l'effort soutenu, souffle enivrant du vent sur le visage ... Le sentiment de libération n'est toutefois pas total en ce qui me concerne car dès que je prends trop de vitesse, la peur de la chute s'élève aussi en moi, et mes doigts jouent fréquemment avec les freins. Alternance du sentiment d'exaltation, de libération, giclement de mes pieds sur les pédales, montée de l'adrénaline, puis la peur reprend le dessus,  je ralentis fortement, en particulier avant les virages ... Rémy a filé devant moi, il m'attend sur une petite place de village. Il se procure une petite carte des environs et direction Freudenstadt "La Cité de la Joie".
Rémy préfère emprunter des chemins de terre. Nous continuons un long moment sur ces chemins et nous parvenons à une petite vallée encaissée, avec un cours d'eau à notre droite. Il nous semble que des hauteurs descend jusqu'à nous les rumeurs d'une ville. Nous demeurons sur ce sentier, nous accédons à une nationale, et un panneau sur la route opposée nous démontre que nous avons dépassé Freudenstadt. Nous revenons en arrière sur le petit sentier et, pour parvenir vers cette ville, il faut monter un chemin très étroit doté d'une pente très forte. Je suis derrière Rémy, il se hisse sur le sentier avec beaucoup d'efforts, bien calé sur sa selle. Quant à moi, je m'arc-boute sur mes pédales, mais rien n'y fait, je suis obligé de mettre pied à terre et de continuer en poussant mon vélo. Nous atteignons la grand'place de la ville vers midi. Le soleil resplendit, nous nous restaurons à l'abri de la terrasse d'un restaurant. Début d'après-midi paresse sur la pelouse, puis départ en fin d'après-midi. Passage éclair dans la ville de la joie ...
Nous nous arrêtons le soir dans un champ de blés coupés. Je m'endors très vite cette nuit, toujours à la belle étoile, récupérant le manque de sommeil de la veille.

La lumière réparée

La première destination du voyage est Tubingen. Le choix d'un périple vers Vienne s'était imposé au cours de conversations avec Rémy, il m'avait proposé la Norvège ou Vienne. J'avais opté pour la seconde proposition, car j'avais beaucoup apprécié cette ville quelques années auparavant. Je voulais également visiter Munich, ayant déjà visité les châteaux de Louis II de Bavière non loin de cette ville. Rémy voulait en profiter pour réparer la lumière de son vélo qui ne fonctionnait plus. Or, le fabriquant de la dynamo résidait à Tubingen, qui se trouvait être sur le chemin de Munich.
Nous arrivons en début d'après-midi à la ville. Après quelques recherches, nous trouvons l'entreprise de dynamos dont les ateliers  occupent un immeuble en briques du quartier français, dénommé ainsi en souvenir de casernes françaises qui s'élevaient ici jusque dans les années 1990.

Immeuble de l'entreprise Schmidt Maschinenbau

Rémy expose en allemand son problème à un ouvrier qui commence à s'activer autour du vélo. Il ont une conversation animée sur les détails techniques. La firme fabrique des dynamos moyeu, générateur de courant présent dans l'axe de la roue avant du vélo. Grâce à des aimants qui se trouvent à l'extérieur de la paroi du moyeu et à une bobine à l'intérieur de celui-ci, l'énergie générée par la rotation de la roue se transforme en courant qui alimente les phares avant et arrière. L'éclairage obtenu est insensible à la pluie et à la neige, le système génère également moins de frottements que les dynamos traditionnels placés le long de la roue arrière.
Après trois quarts d'heure, la réparation est effectuée. Rémy insiste pour dédommager l'entreprise, payer la réparation, mais l'ouvrier s'y refuse. Il nous invite à passer dans l'atelier de fabrication des dynamos et nous présente à d'autres employés.

La dynamo magique et écologique

Il règne une atmosphère détendue, il est visible que l'ambiance dans ce lieu est conviviale. L'ouvrier nous montre une petite maquette qui présente les différentes phases de fabrication de la dynamo. Mon compagnon de route, visiblement intéressé, pose de nombreuses questions au sujet du fonctionnement de celle-ci, le bombarde de questions. Une discussion animée s'engage entre eux en allemand, Rémy se tourne au fur et à mesure vers moi pour me traduire la conversation. Je prends une mine profondément concernée, passionnée par le débat technique. Je n'y comprends goutte, car même en français, les détails technologiques résonnent comme de l'hébreu, du chinois en moi. Je ne souhaite toutefois pas perdre la face, je masque ma totale incompréhension par des sourires entendus, de légers hochements de tête assurés pour faire mine de comprendre les explications, de m'intéresser au débat ... Mon esprit s'évade, j'observe la pièce de manière discrète. Tout à coup, je repère sur les murs une affiche de l'entreprise sur laquelle s'étale un slogan "Mehr Licht". Je bous alors intérieurement, j'attends poliment la fin de leurs échanges pour leur montrer l'inscription, et leur demander s'ils savaient à quoi cela peut faire référence. Devant leur ignorance, j'exulte de joie car je me suis senti exclu jusque là, forcé que j'étais de rester muet comme une carpe, incapable de me mêler à leur conversation d'érudits techniques ; je me transforme en perroquet, je leur répète l'histoire que j'ai appris, qu'il s'agit des derniers mots prononcés par l'écrivain Goethe juste avant de mourir "Mehr Licht, Mehr Licht" "Plus de lumière, Plus de lumière". Fier matamore,  je plastronne, je bombe le torse, j'ai droit à quelques secondes éphémères de gloire, Rémy s'adresse en allemand à son interlocuteur et ils esquissent tous les deux un sourire, ils sont sans doute reconnaissants de ma contribution essentielle, lumineuse au fonctionnement de la dynamo ;-)
Nous prenons congé et nous allons manger dans un restaurant du quartier. Nous nous dirigeons vers un camping, qui se trouve relativement proche du centre-ville, où nous dressons la tente.


Visite de Tubingen, la "ville-université"

La ville est réputée pour son université, une des plus anciennes d'Allemagne, avec celle de Fribourg et de Heidelberg : "Tubingen n'a pas d'université, mais elle est une université". La ville compte effectivement 26 000 étudiants pour une population totale de 83 000 habitants. Nous visitons la ville le soir même, ainsi que le lendemain. L'astronome Kepler, les écrivains Friedrich Hölderlin et Hermann Hesse y vécurent. Pour accéder à la place principale, il faut se faufiler dans les ruelles médiévales, monter une côte abrupte puis redescendre une route aux pavés inégaux. La façade fleurie et colorée du "Rathaus", à côté d'une maison à colombages, domine la place.


Façade du Rathaus sur la place du Marché

Une horloge astronomique du 16ème siècle surmonte l'édifice. Ne parlant pas allemand, que peut bien signifier "Rathaus", me suis-je demandé ? Je peux être d'une redoutable perspicacité lorsque je mobilise pleinement mes capacités cognitives , je réfléchis sereinement à la question. Par analogie avec le terme anglais "House", il est facile de déduire que "Haus" peut se traduire par "Maison", et je suis bien en face d'un édifice. Je sais que les noms communs allemands sont fortement basés sur les noms composés, il me reste à déduire le sens du mot "Rat". Or en anglais comme en français, ce mot a la même signification, il désigne ce rongeur célèbre et redouté. Je suis sidéré que les Allemands édifient une " Maison de Rat " sur leurs places principales, car nous allions en rencontrer d'autres durant le périple, alors que nous autres Français, ainsi que les Anglais, préférons construire ... une mairie ou un hôtel de ville ;-)
Nous traversons à vélo les rues étroites pleines de charme de cette ville, nous croisons de nombreux cyclistes, visiblement étudiants, qui coexistent pacifiquement avec les piétons. Je décide au cours de la deuxième journée de visiter l'université qui surplombe la ville sur une petite colline. Au détour d'un chemin, soudainement ... Mes peurs de la première nuit se matérialisent, j'aperçois un tigre campé sur le trottoir de Tubingen, celui qui m'avait scruté longuement, secrètement dans la Forêt Noire, il m'a suivi jusqu'ici ...

Tigre affamé d'Asie

Toutefois, il n'ose s'attaquer à moi en plein jour ... Nous nous jaugeons du regard quand je passe devant lui, que je m'éloigne ...
Le soir, nous nous promenons sur la Platenallee, île parsemée de platanes, au milieu de la cité de Tubingen, qui sépare le Neckar en deux bras. Depuis la berge, nous contemplons les barques peuplées d'étudiants qui effectuent le tour de l'îlot. Celles-ci sont très larges et ont la particularité d'avancer grâce à une perche, les pilotes à l'arrière du bateau enfoncent celle-ci dans l'eau, puis poussent  le long de la gaffe une fois qu'ils ont rencontré le fond. Certains pilotes sont très habiles, d'autres moins. Gaffeur impénitent, je m'imagine essayant de faire de même, poussant sur la perche, puis soudainement déséquibré, me retrouvant accroché à mon bâton, entre les deux rives, pendant que la barque s'éloigne ...
Il règne un farniente qui s'étend dans chaque recoin de Tubingen, dans les ruelles, les bars, les espaces verts où se prélasse une jeunesse insouciante. La ville nous plaît, nous décidons de camper deux nuits, puis nous la quittons en fin d'après-midi, avec une pointe de regret.

dimanche 8 janvier 2012

Strasbourg-Vienne à vélo : L'angoisse des départs

La veille de mon départ avec Rémy pour le périple Strasbourg-Vienne à vélo lors de l'été 2010, nous sommes allés à une soirée danse de couples à la guinguette du Rhin. Ce lieu situé au Jardin des deux rives, en face de la ville de Kehl en Allemagne, propose lors de la saison estivale de très belles animations dansantes. Mais ce jour là, les nuages s'étaient amoncelés, l'orage couvait manifestement. Et avant même d'avoir pu commencer à danser, les premières gouttes de pluie sont tombés avec vigueur, nous sommes allés nous réfugier sous le chapiteau qui surplombe la piste. Au dehors, les éléments se sont déchaînés tandis que nous avons entamé quelques danses. Assis sur une chaise entre les morceaux de musique, je regardais fasciné les gouttelettes qui ruisselaient le long de la toile du chapiteau tandis que drrière, tremblants, les éclairs orageux scintillaient sur l'Allemagne ; je comptais les secondes  entre les illuminations et le son du tonnerre pour évaluer la distance du centre de l'orage. Celui-ci s'est rapproché puis lentement s'est éloigné du chapiteau.
Lorsque nous sommes partis, la pluie s'était apaisé mais quelques éclairs horizontaux zébraient encore l'espace. C'est la deuxième fois de ma vie que j'observais un tel phénomène avec ce type d'éclairs dirigés non vers le sol, mais vers les autres nuages. La décharge électrique restait cantonné dans le ciel. La première fois, c'était au cours de l'été 2006, au moment de la coupe du monde de football, avec la défaite finale de la France. Après la demi-finale contre le Portugal, je m'étais rendu en ville, une dentelle d'éclairs magnifique avait explosé dans le ciel strasbourgeois. Tapissant le ciel de clarté, suspendues quelques instants infimes à l'horizon, les branches féeriques finement ciselées découpaient l'espace, surgissaient miraculeusement des nuages pour s'étendre le plus loin possible dans les nues.
Plus de quatre ans après, les éclairs horizontaux n'explosaient  pas en grappes, en feux d'artifice mais se succédaient l'un à l'autre. L'éclat foudroyant  s'allumait au centre d'un nuage, le courant électrique parcourait par vagues  la voûte céleste et resplendissait tour à tour sur mon passé et mon futur ...

Retour vers le passé

J'étais angoissé au moment de mon départ vers l'Autriche à vélo. Ma première expérience d'un tel voyage dans le sillage de Rémy s'était révélé être une déroute. En 2003, je l'avais accompagné durant deux jours lors de son premier voyage en solitaire vers la Norvège. Il m'avait proposé de venir avec lui jusqu'à Bonn, en suivant une piste cyclable qui longe le Rhin de Bâle à Rotterdam, estuaire de ce fleuve. J'avais hésité dans un premier temps, mais il avait insisté, j'avais accepté. L'accord initial était qu'il devait transporter mes affaires sur une petite remorque fixé à son vélo, je ne devais m'occuper de rien. Nous étions censés selon le plan initial atteindre en une semaine Bonn, ce qui me semblait à ma portée. Quelques jours avant la date présumée, je lui demande où en sont les préparatifs, il me répond qu'il n'a pas encore eu le temps de tout boucler, qu'il a encore quelques achats à réaliser et qu'il aura sans doute un peu de retard. Je le laisse faire, le temps commence à passer, je m'inquiète mais je ne dis rien. Cinq jours avant la date fatidique de la fin de mes vacances, je lui dis que si l'on ne part pas demain, c'est râpé pour moi, je ne pourrais pas l'accompagner car je dois reprendre le travail à la fin de mes congés. Il s'active toute la nuit, je le rejoins au matin, sa remorque est chargée à bloc, ploie sous le poids de ses bagages et de quelques affaires qui m'appartiennent. Nous entamons le voyage, je le vois s'arcbouter sur ses pédales, serrer les dents pour tenter de faire avancer son vélo. Au bout de quelques kilomètres, arrivés à la forêt de la Robertsau, il doit se rendre à l'évidence, il va être incapable de tracter une telle charge. Nous décidons de nous rendre à Kehl et d'acheter une deuxième remorque identique à la sienne. Et nous voilà enfin partis.
Je suis sans cesse à la traîne derrière Rémy. Deux raisons à cela : j'étais moins sportif que je ne le suis actuellement et mon vélo n'était pas optimal pour un tel voyage, il s'agissait d'un vélo de course peu apte à rouler sur les terrains très divers, terre, gravier, sentiers herbeux, que nous allions sillonner. Nous sommes en retard par rapport à l'objectif initial, j'ai le sentiment d'une urgence en moi, il n'est pas possible de flâner en chemin. J'ai du mal à rouler à l'allure de Rémy, au bout de quelques kilomètres, je ne peux  m'empêcher de cesser de pédaler pour souffler quelques instants, je vois ses pieds qui continuent leur ronde sereine, inlassable sur le pédalier, et me voilà quelques centaines de mètres derrière lui. Il ralentit, m'attend à chaque fois gentiment et nous voilà repartis.
Nous dormons près d'un étang la première nuit, je suis épuisé mais j'ai du mal à m'endormir. Le lendemain, après un petit déjeuner vite avalé, en selle pour une deuxième journée de torture. Rémy m'a fixé un nouveau pédalier, avec un système de cale dans les chaussures qui vient se fixer dans le pédales mais peu habitué à ce mécanisme, je chute deux fois à l'arrêt. Je me relève sans difficulté, mais mon corps est éreinté, je ressens une grande crispation, une immense tension qui parcourt mes muscles, qui pèse sur chacun de mes organes. Nous continuons notre course-poursuite toute la journée, nous traversons Mayence ; s'approche bientôt pour moi la fin de l'épreuve, nous cherchons un terrain vague pour planter la tente. Nous roulons sur une petite route mal entretenue au milieu de quelques champs, j'entends une voiture qui klaxonne derrière moi. Je me rabats vers la droite et tout à coup, vision d'une ornière devant moi que Rémy vient d'éviter grâce à un léger coup de guidon ... Je n'ai pas l'énergie suffisante pour dévier la roue de mon vélo qui sombre dans la crevasse, je valse au dessus de l'engin les deux mains en avant.
Après la chute, nous constatons les dégâts. En ce qui me concerne, ce sont les mains qui ont absorbé le choc, j'ai la peau arrachée à l'intérieur des paumes. Toute la tension accumulée depuis deux jours dans mon esprit, dans les organes de mon corps trouvent un exutoire, explosent en moi, je ne peux m'empêcher de pleurer, assis sur le bord de la route, mais ce sont davantage des larmes de fatigue, de peur que de douleur qui est en réalité supportable. Nous avions une petite pharmacie, nous désinfectons les petites plaies. Quant au vélo, les deux pneus sont crevés mais à part ça, rien de grave à déplorer sur la structure métallique. Nous trouvons un terrain à l'abri des regards pour monter la tente. Le lendemain, Rémy tente d'abord de réparer mon vélo, démonte les pneus, cherche un réparateur, revient avec de nouvelles chambres à air, remonte le tout en un tour de main. Je cherche à repartir, mais lorsque je serre les mains sur le guidon, la douleur augmente ; je me rends à l'évidence,  c'est la fin du voyage pour moi. Nous retournons vers la gare de Mayence, et bye bye l'aventure. Dépité, mal en point, me voilà revenu au point de départ.

Un cycliste averti en vaut deux ...

Quelques années plus tard, j'avais retenu les leçons de cette expérience malheureuse. Après ce premier voyage vers la Norvège, Rémy avait entamé une série de voyages à travers le monde. Il avait surtout réalisé un périple en solitaire, traversant l'Afrique et l'Amérique du Sud en  2007-2008 ; il avait tenu à cette occasion un blog qui m'avait fait rêver. Lorsqu'il m'a proposé de tenter une expérience commune à vélo, j'ai cette fois tout de suite dit oui. J'avais en travers de la gorge l'échec initial de 2003, je me suis mobilisé pour dégorger cet échec ...
Je me suis acheté quelques mois avant juillet 2010 un nouveau vélo, j'ai suivi les conseils avisés de Rémy pour le transformer, rajouter quelques éléments indispensables pour un long voyage tels qu'une nouvelle selle en cuir,  des pneus renforcés, etc ... Je me suis entraîné régulièrement le soir en parcourant le canal de la Bruche aller-retour soit une quarantaine de kilomètres par jour, ainsi que deux parcours un peu plus longs le long du canal de la Marne au Rhin jusqu'à Saverne le week-end en solitaire. Nous avons également testé le matériel lors de deux sorties dans les Vosges. J'étais particulièrement heureux le jour où j'ai franchi le premier col de ma vie, le col de Bagenelles, Napoléon franchissant le col du Grand-Saint -Bernard fut moins fier et orgueilleux que je ne le fus ce jour-là.

Je suis au sommet de l'Everest

En haut de celui-ci, récompense ultime, magnifique panorama d'un soir se déversant en douceur sur une vallée d'Alsace.  Lors de la deuxième sortie, alors que nous nous dirigions vers le col de la Schlucht, les attaches qui liaient mon porte-bagage au cadre se sont cassées ; retour du vélo chez le réparateur pour une mise à jour. J'avais composé une liste des affaires dont j'aurai besoin lors du voyage. Je mesurais la totale inconscience du premier trajet, à quel point j'avais été imprévoyant.

Le jour du grand départ

Dimanche 11 juillet : jour du départ. Je vais vers la fin de la matinée chez Rémy avec mon vélo, la remorque se trouvant dans son immeuble. Nous préférons partir vers la fin de l'après-midi, en raison de la forte chaleur qui règne.  Rémy s'improvise poisson-pilote avec la première carte d'Allemagne dont nous disposons, qui s'arrête au pied du massif de la Forêt Noire. Il le restera tout au long du trajet, rôle que je lui ai cédé gracieusement  compte tenu de mes aptitudes hasardeuses en matière d'orientation. Nous aurions pu nous retrouver à Vienne dans le département de l'Isère en lieu et place de l'Autriche au cas contraire ;-)
Nous flânons au début, le rythme est très nonchalant, nous nous arrêtons pour manger des petites sucreries, chocolat, barre de céréales, qui se dissolvent immédiatement dans nos corps durant l'effort. Lorsque nous nous arrêtons dans le premier village, Rémy photographie un clocher et ne cessera de le faire tout au long du voyage.



Deux cheminements vers le Ciel

J'arrive à le suivre et en même temps à contempler de temps en temps le paysage, acte qui était impensable quelques années plus tôt tellement j'étais crispé sur mon vélo. La lente ronde des battements de pédales s'enclenche ...
Arrivés dans une petite forêt, nous voulons faire une petite halte, mais les moustiques nous harcèlent, nous sommes obligés de nous remettre en selle pour aller plus loin. A un moment donné, j'entends un bruit de moteur derrière moi, je me déporte vers le bas-côté, lègèrement en contrebas et patatras, je chute ... Le souvenir de la chute quelques années plus tôt remonte en surface mais aucun bobo à déplorer, je repars. Les maisons et les voitures sont encore décorés de drapeaux allemands, souvenirs de la demi-finale de la coupe du monde de football ; nous hésitons à nous arrêter à un endroit pour regarder la finale de la coupe du monde entre les Pays Bas et l'Espagne, mais sur le chemin aucun bar accueillant, nous continuons la route. Vers 19 heures, la route s'éleve, les difficultés réelles débutent.
Devant nous se dresse un col de la Forêt Noire, Schwarzwald ...

dimanche 1 janvier 2012

La saison des cyclones à Wallis

Vroum Vroum Vers 2012

Je viens de m'acheter un petit 4x4 Suzuki Jimny, que j'utilise depuis une semaine désormais. Jamais je n'aurais pensé m'acheter un 4x4 de ma vie mais c'est bien connu, il ne faut jamais dire "Océan, je ne boirai pas de ton eau".  Je l'ai acheté pour deux raisons : d'une part, j'ai besoin d'une voiture pour effectuer certains achats, le transport par scooter de paquets volumineux pouvant se révéler périlleux, et d'autre part, les orages pouvant être violents, il est plus prudent dans ce cas d'avoir un toit pour se déplacer. Toutefois, je préfère toujours le scooter à la voiture et dernièrement ce fut à mes dépens.
Ici, c'est l'été austral. Il existe peu de différences entre l'été et l'hiver, la variation de température entre les deux saisons n'étant que de 2 degrés en moyenne. J'ai une expérience de dix mois à Wallis, le sentiment que j'ai des saisons est celui d'un été perpétuel. Il existe malgré tout selon moi une différence fondamentale liée à la pluie qui est bien plus présente en été qu'en hiver. La saison d'été est aussi appelée celle des cyclones, l'un d'entre eux a ravagé Futuna début 2010. Sans arriver à cette puissance dévastatrice, les nombreux orages qui s'abattent lors de cette saison peuvent se révéler impressionnants.
Je suis sorti de la maison en fin d'après-midi, les orages explosaient depuis quelques jours et laissaient peu de répit. J'ai scruté le ciel, il me semblait que l'accalmie était réelle, je suis parti avec mon scooter pour me renseigner pour l'assurance du véhicule et faire quelques courses. En ressortant du supermarché, j'ai vu que le ciel s'était fortement assombri, la tempête menaçait, j'ai essayé d'aller le plus vite possible, mais rien n'y a fait, alors que je me trouvais au niveau des petites montées de la route territoriale 1, les trombes d'eau se sont abattues sur moi. J'avais déjà essuyé un orage le jour de l'Assomption, mais cette fois-ci la colère du ciel était encore plus démentielle. Bang bang bang, les gouttes de pluie éclataient comme des obus autour de moi, sur mon corps qui s'endolorissait au fur et à mesure. J'ai blêmi sous les impacts, je serrais les dents, j'ai fortement ralenti, je regardais l'aiguille du compteur qui ne décollait pas du minimum. La terre avait été déjà fortement inondée, la pluie débordait de la terre, formait un petit courant qui ruisselait sur le macadam, menaçant de faire dévier les roues du scooter. Plus dangereux encore, le vent tourbillonnait autour de l'engin, les rafales faisaient vaciller le guidon, j'avais un mal fou à le maintenir sur le chemin.
Au bout d'un moment, au lieu de me continuer à me crisper, je me suis détendu, tout en continuant à tenir fermement les manettes. La pluie continuait à déferler sur moi et s'écoulait de mes vêtements, mais la douleur vive était devenue continue et supportable. Les larmes du ciel fulguraient sur ma membrane, s'insinuaient sous ma peau et s'entremêlaient au moindre atome de mes organes. J'étais devenu une particule du ciel et de l'orage, les tourbillons de vent et de pluie s'apaisaient  dans la matrice de mon corps. Je suis arrivé sous le perron de ma maison. J'ai essoré mes vêtements sur le seuil de la porte, je les ai mis directement dans la machine à laver. 
Le lendemain, le ciel semblait clément, j'ai encore fait le pari de partir le matin au travail avec le scooter. En fait, arrivé au rond point de l'île, je me suis rendu que le ciel était partagé en deux sur la terre wallisienne, d'un côté dégagé, bleu azuré, et de l'autre côté chargé de lourdes menaces nuageuses, avec pour ligne de démarcation ce carrefour. Encore un jour plus tard, le soleil resplendissait dans un azur sans bornes, à l'issue de l' année passée.


Voeux pour 2012

Au coeur d'un îlot perdu dans l'océan Pacifique, au coeur des tourbillons de vent, de pluie, au coeur de l'immense soleil qui inonde miraculeusement cette terre, je vous envoie mes meilleurs voeux pour 2012. Comme par magie, que vos soucis soient chassés, que vos attentes soient comblées, que vos rêves soient exaucés. 
Abracadabra : Célèbre formule magique, tirée de l'araméen, langue parlée en Judée à l'époque de Jésus, qui signifie littéralement "Abra" Ce qui est fait "Ka-dabra" Est comme ce qui est dit.
Formez mille voeux, rêvez les, récitez les dans le silence de votre  conscience ou partagez les avec vos amis. Que ces mille voeux, comme mille feux, incendient la terre, s'entrecroisent, s'entremêlent, se renforcent mutuellement. Qu'ils se réalisent, que ce qui est fait soit comme ce qui est dit. Abra-ka-dabra.