jeudi 31 mai 2012

Strasbourg-Vienne à vélo : Paysages enchanteurs et Magie du Baroque

Les lacs-miroirs

Salzbourg n'est déjà plus qu'un souvenir… Nous avons décidé de quitter le camping vers 15h00, profitant d'une petite accalmie dans le ciel autrichien. Immédiatement, à la sortie de la ville, montée abrupte d'une côte. Mais l'effort est plus aisé avec l'entraînement accumulé depuis le début du voyage, les muscles se sont lentement habitués, se sont durcis avec les kilomètres avalés depuis Strasbourg. J'étais fasciné par les effets de la musculation naturelle du pédalage sur mes jambes : j'avais remarqué en particulier au camping le gonflement des muscles situés à l'arrière de mon mollet, je ne pouvais m'empêcher de palper, de provoquer le galbe en tendant le pied pour toucher la petite boule volumineuse musculaire, comme un culturiste fasciné par sa silhouette, guettant en permanence les effets de ses exercices incessants sur son corps …

A partir de Salzbourg, transformation complète des paysages et début de la féerie. Jusqu'à présent, je n'avais pas été dépaysé par les panoramas rencontrés, qui me rappelaient l'Alsace, les champs de blé, de maïs et les vignes composaient une mosaïque qu'il me semblait avoir traversé au cours de ballades à vélo à proximité de mon domicile. Tout à coup, à l'Est de Salzbourg, nous allions aborder le Salzkammergut, région des pré-alpes autrichiennes, qui doit son nom aux mines de sel de la région qui fit sa fortune autrefois. La majeure partie des revenus est désormais liée au tourisme, en raison de la beauté des paysages. Au loin s'échelonnaient de belles montagnes dont les arêtes tranchantes étaient par endroit encore recouvertes du blanc immaculé des neiges. Quelques chalets délicatement posés au milieu de gigantesques alpages scandaient le parcours tandis qu'au fond de vallées verdoyantes, blottis contre les lacs qui réfléchissaient les couleurs sereines ou sombres du ciel, les villages accueillants semblaient rayonner d'une douce joie de vivre.

Première étape au Salzkammergut, le village de St Gilgen, où l'ombre de Mozart nous frôla encore, puisque sa mère y naquit et que sa sœur Nannerl y vécut. Après quelques instants passés au bord du lac St Wolfgang et la dégustation d'une glace, nous avons admiré et photographié le très beau clocher de l'église en forme de double bulbe avant de remonter sur nos vélos.
L'église de St Gilgen

Nous avons longé le lac. Juste avant de le quitter, petit détour sur une rive enchanteresse à l'initiative de Rémy, au milieu d'un champ où s'extirpaient comme une rêverie quelques herbes sauvages. Ici, la nature avait gardé un aspect sombre, indompté, il émanait de ces lieux un magnétisme doux, apaisé. Les sapins qui s'étageaient tout le long des flancs des montagnes avoisinantes se réfléchissaient sur la surface du lac, la couleur verte profonde et légèrement tremblante sous l'effet d'un vent délicat se mariait au reflet des nuages blancs vaporeux et du ciel bleu immense. Toute la beauté du monde semblait s'être miraculeusement déposé dans ce miroir de la nature, et tandis que nous admirions ce spectacle, que les couleurs prenaient une teinte de plus en plus sombre lorsque la fin de l'après-midi tendait vers le soir, assis l'un à côté de l'autre, le reflet de cette harmonie s'est déversé en nous, nous nous sommes progressivement mis au diapason du monde, toutes les particules de nos corps se sont unis pour proclamer notre appartenance éternelle à la magie des arbres, à la magnificence des cieux, à la sérénité du lac-miroir.

Il a fallu repartir, à regret. J'ai le souvenir de deux montagnes traversées successivement grâce à des tunnels sur une piste cyclable creusée dans la roche, parallèle à la route dévolue aux voitures. Dans le deuxième tunnel, un petit chemin menait vers l'extérieur et de la balustrade on pouvait contempler la vue d'un autre lac alors que la nuit commençait à y refléter ses ombres tout en y allumant le reflet des astres lointains, de la lune et des lumières d'une ville qu'on distinguait sur le rivage opposé. Nous décidâmes de passer la nuit sur ce balcon.

Phosphorescences dans la nuit

Repas avant de s'endormir sur la grande bâche. Rémy s'agite et n'arrive pas à trouver le sommeil. Il me disait qu'il ne supportait pas l'idée de dormir avec la vision des barreaux de la balustrade qui lui donnait le sentiment d'être emprisonné. Il se lève, découpe la bâche en deux, escalade la barrière avec son sac de couchage pour tenter de trouver le sommeil de l'autre côté. Il s'enveloppe dans son duvet mais peine perdue, le sol est très inégal, il n'arrive pas à trouver une position confortable ; de surcroît, depuis la falaise tombent continuellement quelques gouttes d'humidité qui l'opportunent. Retour obligé dans l'autre sens ... et enfin dodo réparateur.

La visite du Salzkammergut continue le lendemain le lac du Traun (Traunsee) jusqu'à la petite bourgade de Traunkirchen. La chapelle du Johannesburg se distinguait déjà de loin sur une petite avancée rocheuse qui surplombe le village et le lac. Nous la visitons après avoir pris un verre sur une terrasse.

La chapelle du Johannesburg à Traunkirchen

Nous remontons sur nos vélos, direction Gmunden, qui s'étale à quelques encablures de Traunkirchen. La ville est animée au moment où nous la traversons en début d'après-midi. Le château d'Ort, emblème de la ville, se trouve sur un îlot isolé. Nous avons cadenassé nos vélos, puis franchi la longue passerelle en bois qui relie la ville au château pour nous promener dans son enceinte.

Le château d'Ort

L'archiduc qui possédait ce château à la fin du 19ème siècle fut banni et déchu de sa nationalité par l'empereur François-Joseph parce qu'il désira vivre avec sa maîtresse de basse extraction. O tempora o mores ... Dans la cour intérieure, sur un mur entre deux portes on peut voir les années des inondations avec la marque de la hauteur maximale atteinte par les eaux. Record à battre : l'année 1899.

En fin d'après-midi, nous avons laissé la région du Salzkammergut pour commencer à nous diriger vers le Danube. De nouveau, paysage de plaines et de champs cultivés. Mais voilà que la pluie se remet de la partie. Le voyage en Allemagne s'était déroulé sous la canicule, nous évitions systématiquement de rouler entre midi et quinze heures. Désormais, c'est l'inverse, il faut essayer de passer entre les gouttes. Et la route devient dangereuse, je ne peux plus bénéficier de l'aspiration du vélo de Rémy car lorsque je m'approche trop près de la roue arrière de son vélo, je reçois des giclées d'eau projetées par celle-ci qui m'aveuglent. Nous attendons parfois à l'abri que l'averse passe mais lorsque le ciel est uniformément gris, que nul espoir d'éclaircie ne se profile, nous enfilons rapidement un pantalon imperméable et une grande cape de pluie et vaille que vaille, nous continuons le chemin. Je sens une légère crainte qui m'envahit à l'idée de la chute, qui serre mes entrailles, je dois rester concentré et vigilant, tout en fournissant plus d'effort physique. Le soir, nous dormons sous un abri bus.

Lors de la matinée suivante, sous l'effet de la pluie et de la fatigue accumulée, je sens Rémy qui s'essouffle devant moi, je m'inquiète. Tout à coup un panneau providentiel devant nous « Distributeur de produits laitiers ». Nous dévions vers la gauche et effectivement, dans une ferme isolée et déserte à l'heure où nous arrivons, un distributeur automatique délivre du fromage, des packs de lait, des yaourts fermiers. Rémy consomme un ou deux litres de lait par jour, quelle aubaine ! Rémy ragaillardi, reverdi, le poil désormais vigoureux grâce à la potion magique peut se remettre en selle. Je le suis.

Un produit laitier et ça repart ...

En début d'après-midi, nous rallions le Danube au niveau de la ville d'Ybss an der Donau. A nouveau, un violent orage éclate, nous nous réfugions dans une pâtisserie. Nous prenons un café et mangeons une petite pâtisserie en attendant que la pluie se calme. Elle semble s'apaiser, nous ressortons, mais les gouttes s'intensifient brusquement, nous allons nous réfugier dans une autre pâtisserie non loin de la première. Rémy reprend encore une part de tarte, je lui demande si c'est bien raisonnable : « One moment on the lips, a lifetime on the hips ». Il ne m'écoute pas …

Le baroque étincelant

La pluie diminue en intensité, les nuages s'éclaircissent, nous pouvons repartir. La route devient plus sûre, une piste cyclable le long du Danube nous mènera jusqu'à Vienne. Quelques dizaines de kilomètres plus loin nous attend une très belle surprise du voyage, nous faisons une halte dans la ville de Melk pour y visiter l'abbaye. Ses deux tours élégantes coiffées d'un bulbe ainsi que la coupole verte de l'église  surplombent la butte rocheuse sur laquelle l'édifice se dresse. Sa couleur jaune soleil attire le regard, ses contours se dévoilent lentement au fur et à mesure que l'on monte un grand escalier sur la façade sud.

L'abbaye baroque de Melk

L'abbaye médiévale fut un grand centre spirituel et intellectuel. Dans le roman d'Umberto Eco « Le Nom de la Rose », le narrateur est originaire de celle-ci et y écrit le récit de ses aventures des années après. Toutefois l'architecture actuelle ne date pas du Moyen Âge mais du début du 18 ème siècle sous l'impulsion d'un abbé dynamique et de l'architecte Jakob Prandtauer, qui édifie un monument à la gloire du baroque triomphant.

A l'intérieur, la visite commence par la visite des appartements impériaux transformés en musée qui abrite des autels portatifs et des statues recouvertes d'or de personnages saints dans de grandes pièces tapissées d'immenses miroirs. En mon for intérieur, je trouve ces statues relativement laides, grandiloquentes, saisies dans des positions peu naturelles, maniérées.
Statue du musée de l'abbaye

Nous passons par la terrasse qui se situe à l'extrême bord de la falaise, qui offre une vue magnifique sur le Danube voisin et la façade de l'édifice. Nous plongeons dans le bâtiment qui abrite la bibliothèque, c'est le début de l'émerveillement. La bibliothèque est riche d'environ 85 000 volumes dont certains inestimables qui sont magnifiquement mis en valeur par les boiseries sombres et les dorures qui ornent les murs de la salle alors qu'une très belle fresque au plafond donne un sentiment d'espace à l'ensemble. Nous descendons un escalier en colimaçon qui tourbillonne vers l'église. Nous entrons, c'est l'apothéose. Le lieu de prière est d'une décoration somptueuse, les tons rouges, bruns, orangés et l'or à profusion se marient parfaitement dans une harmonie colorée chaude et pleine de grâce. Une fresque au plafond de couleur pastel emplie de mouvements, d'anges, de saints donne une perspective vertigineuse aux yeux. Le maître-autel est orné de statues dorées de personnages saints, d'évangélistes.

L'intérieur de l'église

Et alors que ces statues isolées semblaient sans grâce dans le musée, voici que posées l'une à côté de l'autre elles s'animent d'une grandeur insoupçonné, leurs gestes trop expressifs et exagérés trouvent un équilibre solennel, inspirent le respect, le recueillement, un mouvement savant d'ensemble régit secrètement les contrastes de leurs attitudes et l'or qui surchargeait la statue individuelle illumine l'entière composition.

Après cela, promenade dans de très beaux jardins, qui offrent le spectacle de parfaits espaces ordonnés et de recoins plus sauvages, décorés de sculptures fantaisistes ou naïves.


Singes amoureux

Le beau Danube

Nous voilà en selle le long d'un chemin qui serpente le long du Danube. Une petite averse pointe le bout de son museau, le ciel crachote de fines gouttelettes mais nous continuons à avancer. Le paysage se métamorphose, la féerie opère à nouveau. Le Danube au delà de Melk se rétrécit, il prend une tonalité sombre sous l'effet des nuages qui surchargent le ciel, il s'encaisse dans une vallée étroite ornée de monts sur lesquels trônent les ruines de châteaux médiévaux. Le courant vigoureux accélère les flots tandis que le chemin cyclable s'égare dans les hauteurs des vignes à flanc de coteaux, redescend pour se promener le long de ruelles pittoresques recouvertes de pavés inégaux, s'éloigne des eaux du fleuve pour retourner tôt ou tard vers celui-ci.

La pluie s'estompe. Immédiatement, quelques dizaines puis centaines de limaces se pressent devant les roues de nos vélos, traversant intempestivement le chemin que l'on emprunte. Je vois Rémy éviter adroitement la plupart des insectes rampants grâce à de très légers slaloms, mais je suis plus maladroit, moins agile pour tournoyer entre eux, c'est très vite l'hécatombe … Mais pourquoi ne respectent-ils pas le code de la route ? Je réfléchis, je comprends rapidement que c'est lié à l'absence d'un véritable programme de sensibilisation aux dangers de la route et d'éducation aux règles élémentaires de prudence. Je suis convaincu que Rémy, professeur d'éducation physique et sportive pourrait superviser une campagne d'enseignement pour ces insectes. Il a une expérience solide en la matière, je l'ai entendu souvent dire « Quelle énergie j'ai dû déployer aujourd'hui ; mes élèves, de vrais limaces ... ».
Le soir s'impose. Toujours sous la menace d'un ciel chargé, nous préférons encore une fois dormir sous un abri.
Dernier matin avant l'arrivée à la destination finale, nous nous précipitons direction soleil levant. Les couleurs translucides d'un ciel où les nuages ont disparu se déversent avec effusion sur les vignes, effleurent les toitures des églises et maisons, caressent la surface du fleuve pour se fondre définitivement dans les profondeurs des eaux. Nous passons tour à tour de chaque côté du Danube qui s'élargit au fur et à mesure de son avancée et de l'approche de la capitale. D'autres cyclistes se joignent à nous pendant quelques kilomètres, une compétition muette se joue entre nous. Rémy accélère, je tente de le suivre, la grande torpille bleue fuse, fonce à travers monts et vaux suivie de près par une petite ombre verte vers Vienne.

vendredi 11 mai 2012

Strasbourg-Vienne à vélo : Salzbourg, une petite musique de Mozart

« M'aimez-vous bien ? »
Mozart, enfant, phrase prononcée à tout venant


L'arrivée à Salzbourg

Autriche, terre promise des deux voyageurs, se dévoile enfin à nos yeux. Le passage de l'Allemagne à la terre autrichienne se déroule sous les roues de nos vélos sur une passerelle étroite qui offre un bref instant le spectacle d'une symphonie de tons verts.


A gauche, l'Allemagne ; à droite l'Autriche


Salzbourg, ville quasi frontalière, était une étape fixée d'avance sur notre carnet de route. Première vision marquante de la ville, sur un contrefort se dresse les remparts de la forteresse de Hohensalzbourg, point de repère idéal qui permet à chaque moment de s'orienter dans la ville.


La forteresse des princes-archevêques


Une fois arrivés à Salzbourg, nous nous enquérons du chemin du camping, mais une fois encore le vélo de Rémy émet des signes de fatigue, quelques rayons explosent à nouveau, nous voilà sur la pelouse d'un parc à devoir le réparer (euh, le voilà qui répare tandis que je l'assiste, que je l'admire …). Il est absorbé par sa tâche, concentré à l'extrême, lorsqu'un grand bruit résonne à ma droite, suivis par l'explosion des pleurs d'un enfant. Une jeune femme vient de faire une chute à vélo à quelques pas de nous, elle tractait une remorque dans laquelle reposait ses deux garçons, celle-ci est renversée et le plus petit pleure à chaudes larmes. Nous aidons la femme sous le choc, visiblement tendue et stressée, nous consolons les enfants, plus de peur que de mal heureusement. Rémy tente de réparer mais c'est impossible, l'attache de la remorque est tordue. Le père de la jeune mère appelé à la rescousse embarque ses petits enfants ainsi que la remorque tandis que la femme repart vaillamment sur son vélo.
Nous atteignons le camping en fin d'après-midi, celui-ci est à l'écart de la ville, au pied de collines verdoyantes. C'est une belle surprise, le camping est vaste, bien entretenu et d'une grande propreté.



A la poursuite de Mozart


Rémy avait commandé plusieurs rayons pour son vélo à Munich mais il s'avère qu'ils n'avaient pas été coupés à la bonne taille. Le lendemain de notre arrivée, nous recherchons en fin de matinée un réparateur avant de prendre le déjeuner ensemble. J'entame un petit tour de la ville dans l'après-midi.

La fortune de la cité est liée à celle des princes-archevêques. Le plus célèbre d'entre eux, Colloredo, ne doit la plus grande part de gloire qu'à l'ombre ternie qu'il porta sur l'immense célébrité de Mozart. Traité sans cesse avec mépris, considéré comme un simple domestique, humilié, celui-ci s'en va, bien aidé, paraît-il, par un vigoureux coup de pied au derrière du secrétaire de Colloredo. Coup de pied particulièrement efficace puisqu'il propulsa Mozart et sa musique vers l'éternité, que celle-ci résonne lors d'un festival qui se tient chaque été à Salzbourg alors que le musicien détestait cordialement sa ville natale, trop provinciale à son goût, manifestant peu d'intérêt pour la musique et l'art en général. Le nom du Mozart sert aussi désormais à vendre du chocolat, des liqueurs ; son génie musical ne se contente plus de faire vibrer nos oreilles, le son s'est diffusé, s'est métamorphosé pour se savourer directement dans nos palais jusqu'à l'ivresse ;-)


Juste à côté de l'office du tourisme, sur la place Mozart, ô divine surprise, une statue de … Mozart


Au dessus d'un ange


J'avance vers la Residenzplatz, au milieu de laquelle une fontaine, ornée de chevaux, de tritons et d'atlantes aux corps ployés, séparées par des roches et de vastes coupes, projette vers le ciel une gerbe magnifique d'eau blanche écumeuse, qui vient s'unir brièvement à ses frères-nuages pour replonger avec frénésie vers la source.



Fontaine ardente


Je me dirige vers la cathédrale de style baroque. Les sculptures des portes ont pour thème la Foi, l'Espérance et la Charité. Au centre du vaste dôme resplendit une discrète colombe blanche au milieu de grands éclats de couleur or.


Le Saint Esprit


En sortant, je me dirige vers la place de la cathédrale, sur laquelle se dresse une colonne de la Vierge, avec dans ses mains l'enfant Jésus, futur crucifié. Le parvis est encombrée d'une scène, ainsi que de rangées de sièges pour les spectateurs. Tandis que je marche, une musique tombe des cieux, comme une pluie qui s'accentue au fur et à mesure de mon avancée. Je tends l'oreille, depuis les nuages s'épanche un orchestre invisible dont les notes souveraines envahissent l'espace. Je reconnais le morceau, c'est la symphonie 40 en sol mineur, mouvement Allegro Assai, qui s'abat comme une immense tourmente autour de moi. Je marche, tandis que les bouffées de violence, de colère s'abattent en cascades tumultueuses. Les contrastes musicaux marqués, exacerbés par les violons tendus à l'unisson délivrent la tonalité sombre du passage. Deux brèves accalmies interviennent, dans lesquelles plane une tension interne, mais à chaque fois, les vibratos frénétiques des violons reprennent  la course poursuite vers les abîmes. La pluie diluvienne de notes éclate autour de moi, le tumulte intérieur en quête de soulagement gronde, le sentiment de colère du monde contre l'injustice plane. Lorsque les instruments se sont tus, je ressens autour de moi le souvenir d'une furie qui a explosé dans les cœurs, comme un feu d'artifice de colère, un bouillonnement de sang vif.

J'entre dans le cimetière Saint Pierre, dans lequel des grilles de fer forgé délimitent les caveaux dans lesquels reposent les morts. S'élève alors des tombes la messe de Requiem en ré mineur. Les bassons puis les cors de basset de l'Introitus commencent à donner la tonalité sombre, ténébreuse de l'ensemble. Puis la prédominance du chant s'affirme, le chœur entonne sa prière en latin :


« Seigneur, donnez leur le repos éternel,
Et faites luire sur eux la lumière sans fin »


En contrepoint, le chant soprano monte, les accents tragiques, tourmentés s'imposent. Dans le Kyrie, les voix graves et aiguës, masculines et féminines, s'entrelacent, se fiancent, s'épousent dans une fugue éperdue, un halètement, un grand cri de pitié, une supplication vive se projette vers les cieux.
Une lumière douce dont je ne percevais ni le début ni la fin, semblait sourdre des tombes, se répandre dans l'air. Aucune peur ne m'agite devant ce chant d'angoisse devant la mort, dont la beauté exalte la borne nécessaire de l'homme, nous incitant simplement à nous souvenir de l'amour que nous avons voué à nos chers disparus. Lueur éternelle, apaisée des morts sur nous, resplendissement du passé. Nulle résurrection des corps, mais communion éternelle, immanente dans le présent à travers le souvenir qu'ils ont déposé en notre âme. Leurs actes, leurs pensées, leurs choix, leurs aspirations vibrent au fond de nous, à travers les années et les siècles. Leur souffle spirituel nous anime, une chaîne invisible, impalpable, inexorable est tendue vers nous, nous liant pour l'éternité.

Je continue mon chemin, visitant l'abbatiale Saint Pierre, attenante au cimetière ainsi que l'église des Franciscains. Au cours de cet après-midi, vision de la très belle statue d'un faune


Un Faune dans l'après-midi

Je m'engage dans la Getreidegasse, très belle artère du centre de Salzbourg. La rue piétonne est étroite, bordée de maisons aux belles enseignes de fer forgé, très animée. Au n°9, la maison natale de Mozart.


Getreidegasse


Je croise d'innombrables passants, touristes comme moi ou habitants de la ville, hommes, femmes, enfants, je les frôle, Bang Bang il me semble percevoir leurs battements de cœur frénétiques, désordonnés, ne sachant quel sens donner à leur vie. Le chaos s'organise, devient une marche cadencée, accélérée, les palpitations qui se succèdent à allure vive donnent la cadence de la sonate pour piano n°11 en la majeur, 3ème mouvement Rondo alla Turca. Les battements de cœur des passants et les miens s'enchâssent dans le mouvement joyeux de la sonate, les doigts d'un musicien invisible percutent chacun d'entre nous à un rythme effréné. Comme des percussions de tambourins délicats, des tintements de clochette allègres, les notes enjouées résonnent depuis nos poitrines dans l'espace. Pas de pesanteur militaire dans cette marche, un esprit moqueur, taquin déploie la grâce d'une musique aux accents toniques ; une pulsion de vie dynamique, légère, fantaisiste s'exhale miraculeusement du choeur que je forme avec les passants pour danser puis s'évaporer dans les cieux.
Par de petites ruelles, je me rends vers le couvent Nonnberg qui se situe dans les hauteurs, juste à côté du château qui domine la ville. Je redescends, je vais sur l'autre rive de la Salzach, cours d'eau qui traverse  la ville, pour me rendre vers la colline opposée dénommée Kapuzinerberg. Alors que je monte les escaliers, voilà que retentit en moi les accents du concerto pour piano n°21, mouvement Andante. Mon coeur résonne comme les accords du piano, chacun de ses frissons est empreint d'une gravité suave, d'une tristesse contenue, noble, majestueuse. Les cordes, les instruments à vent invisibles viennent entamer un dialogue délicat, esquissent de légers frôlements d'angoisse vers moi mais mon coeur-piano s'interpose, maîtrise les éléments pour imposer avec douceur ses vibrations sereines, célestes.



Vue de Salzbourg depuis la montagne des Capucins



La trépanation secrète


Je laissais la visite du château pour le lendemain. Mauvaise idée, dès le réveil, une pluie incessante a commencé à barrer l'horizon. Toute la journée, les nuages gris-noirs succédèrent aux nuages gris-noirs, pas une seconde d'accalmie, sinon que la pluie baissait parfois en intensité mais pour reprendre de plus belle sa mitraille continue, vive et drue depuis les cieux. Rémy et moi prîmes notre mal en patience, passant le plus clair de notre temps dans le restaurant, désoeuvrés, parlant comme peuvent le faire deux amis de très longue date de tout et de rien, échanges intellectuels et affectifs. Je lisais un livre qu'il m'avait conseillé de lire. Il parcourait  la presse populaire autrichienne, il m'apprit que la scène sur la parvis de la cathédrale était dressée pour la représentation de la pièce « Jedermann » de Hugo Von Hoffmannstahl, qu'on peut traduire par « Tout un Chacun », « N'Importe Qui », qui se tient chaque année lors du festival de Sazbourg depuis 1920. Les journaux rappelaient toutes les versions successives les plus célèbres et marquantes de la pièce, s'interrogeant sur celle qui allait être représentée. Le personnage principal appelé Jedermann se retrouve soudain face à la Mort qui veut le confronter à son Créateur. Il a besoin d’un témoin de sa bonté mais ni sa famille, ni son meilleur ami ne veut l’accompagner ; seules ses Bonnes œuvres et la Foi le réconfortent, acceptent de l'accompagner le sauvant ainsi des griffes du Diable. La pièce m'a semblé d'un symbolisme chrétien très chargé mais elle est très populaire, c'est un grand honneur que d'être désigné acteur de "Jedermann". J'étais un peu navré par la morale de la pièce : à titre personnel, j'aurais témoigné pour Rémy ...
Le ciel, immense manteau épais, étouffant, menaçant, continua à délivrer les trombes d'eau. La colère du ciel semblait démesurée, sans fin. Depuis le début du voyage, je voyais que mon ami était préoccupé, tourmenté, ce qui m'attristait ; passé, présent et futur s'emmêlaient en lui sans qu'il puisse en dénouer les fils. Ce soir là, il fut pour la première fois du voyage obligé de dormir sous la tente en raison de la pluie. J'acceptais de dormir à la belle étoile lors des étapes intermédiaires, mais dès que nous étions dans les campings, je préférais m'endormir sous la barrière protectrice de la tente de couleur bleue tandis qu'il continuait à vouloir trouver le sommeil dehors, à la clarté lointaine de la Voie Lactée. Je suis fasciné par la trépanation que dut subir Guillaume Apollinaire pour soulager ses maux de tête interminables après une blesssure de guerre, je décidais que pour allèger les peines de mon ami, il me fallait pratiquer cette opération, qui consiste à pratiquer une ouverture perforatrice dans la boîte cranienne pour soulager l'hypertension.


J'ai attendu qu'il s'endorme profondément. J'ai sorti de mes affaires un petit burin ainsi qu'un marteau achetés la veille, je me suis approché de sa tête, j'ai éclairé avec ma lampe frontale et j'ai commencé à entailler l'os, à marteler sur le sommet de son crâne rasé comme le mien, en pratiquant une découpe circulaire. J'avançais avec beaucoup de précaution, quelques minuscules fragments s'envolaient comme des copeaux de bois, je les mettais de côté pour les remettre ultérieurement à leur place. L'opération manuelle nécessite une minutie d'orfèvre, un doigté extrême. A un moment donné, Rémy a esquissé un mouvement, je pensais qu'il allait se réveiller, je cessais de respirer, angoissé à l'idée d'être interrompu mais j'ai l'avantage qu'il a un sommeil de plomb, il a simplement adopté une position plus confortable.
L'opération était terminée, le cercle était d'une perfection miraculeuse, je me suis servi du burin comme d'un levier, j'ai soulevé l'os crânien. La tente était plongée dans une pénombre à peine troublée par la lueur qui émanait de mon front. Agenouillé, j'ai contemplé le lobe pariétal qui scintillait, les neurones dessinaient des entrelacs somptueux, énigmatiques, pareils à des constellations d'un reflet doré, pâle et délicat alors que le pluie soudainement plus apaisée résonnait par arpèges, pianotait en sourdine sur la mince toile bleue tendue au dessus de nous qui battait comme une aile d'ange parcourue par les frissons du vent. Je retenais mon souffle par instant, j'entendais les vagues bruits de la nuit au dehors tandis que sa respiration se mêlait à cette rumeur, s'écoulait en cadence, soulevant avec légèreté sa poitrine. Je voyais s'échapper depuis les synapses ses pensées, ses rêves, comme des bulles impalpables, diaphanes qui tournoyaient miraculeusement dans l'air. Chat griffu, j'ai essayé de les attraper mais en vain, elles éclataient en mille autres morceaux plus petits qui revenaient avec douceur reprendre place dans sa tête. Dans l'une de ces bulles, j'ai vu le reflet de trois gorgones aux longs cheveux noirs ondulants, au regard de fièvre, insatisfait, je soufflais sur elles, elles disparurent comme de la poussière d'étoiles. Rémy continuait à dormir du sommeil du juste.
Il me fallut lentement remettre en place la partie de l'os que j'avais enlevé, raccommoder avec précaution chacun des fragments qui s'étaient détachés. Je voyais les bords du cercle cicatriser en rougeoyant. L'opération fut-elle un succès ? Il fut plus détendu, beaucoup plus apaisé pendant la deuxième partie du voyage, mais peut-être s'était-il simplement habitué à moi … En garda-t-il une trace ? Je ne saurais vous le dire, Rémy me domine en taille de 24 cms, je n'arrive jamais à voir le sommet de son crâne ;-)


Sérénade pour vous endormir


Avant que ne vous tombiez dans les bras de Morphée, je vous souhaite à tous une bonne nuit et vous offre cette petite musique avant de vous endormir. Petit éclat musical léger, aérien, intense édifié patiemment note après note par l'arrière petit-fils d'un maçon qui résida dans la cité sociale de la Fuggerei à Augsbourg.

Petite dédicace à un fils de plâtrier, de la part d'un fils de peintre en bâtiment ;-)
Et joyeux anniversaire

Petite musique de nuit du grand Mozart

lundi 7 mai 2012