lundi 4 novembre 2013

Les mini Jeux du Pacifique : Mini Jeux, Maxi Joie (2)


« Mais où sont les neiges d’antan »
François Villon, le Grand Testament
 

Volley-ball : Souvenirs de belles années

Deux jours plus tard, j’assiste à un match de volley-ball féminin : Tahiti contre Papouasie Nouvelle Guinée. Les joueuses entrent dans la salle, commencent leur échauffement. Le volley-ball est le sport le plus populaire à Wallis, devant le rugby et le football, l’équipe masculine de Wallis-et-Futuna étant l’une des favorites pour les mini Jeux. J’avais tenté d’assister à un match de l’équipe de Wallis mais la salle étant bondée, l’entrée m’avait été refusée. Je m'assieds sur les gradins, les jeunes filles s’entrainent par petits groupes de deux ou trois, passes, attaques, réceptions. Les balles fusent, volent, bondissent, leurs mains, leurs bras se tendent en harmonie avec la course du ballon. Dès l’entraînement, j’estime qu’il n’y a aucune surprise à prévoir, les Tahitiennes sont visiblement plus fortes que leurs adversaires papoues, elles sont plus grandes de 5-10 cms en moyenne, leurs attaques sont plus tranchantes lorsque l’entrainement passe à la phase finale au filet, les balles des Tahitiennes tombent à pic sur le terrain adverse tandis que les Papoues, plus petites, sont nettement moins capables de planter leurs attaques. Le match commence, très  rapidement les Tahitiennes se détachent.  

En pleine action

 Le score devient fleuve en leur faveur, les Tahitiennes allaient devenir les futures vainqueuses ;-) de la compétition, je me détache du match pour plonger dans le cocon des souvenirs …

J’ai passionnément aimé le volley quand j’étais plus jeune, à l’adolescence, entraîné par l’enthousiasme d’une bande d’amis de collège. Je jouais au sein  d’une compétition avec le collège Kléber, le niveau de l’équipe était remarquable. Toutefois, un seul maillon faible diagnostiqué par l’entraîneur  parmi les six joueurs qui composent en début d’année l’équipe « une » : moi … Il avait pleinement raison, hélas, j’étais correct au niveau des passes, de la réception, mais ma taille ne me permettait aucune présence au filet alors que c’est d’une importance capitale dans ce sport, j’étais incapable de dépasser de plus d’une main Mmmmm soyons objectif de plus d’une demi-main le filet. Une très bonne détente m’aurait permis de rattraper ce handicap de taille, mais au contraire je saute moins haut que les autres  ...  J’étais de ce fait incapable de contrer. Autre point noir : je n’avais pas de réflexe, le coup de jus électrique, l’impulsion nerveuse virevoltante entre l’œil et les membres qui permet de sauter sur une balle pour la récupérer de manière décisive, désespérée, j’étais souvent en retard sur les ballons situés à une petite distance. Je participe aux premiers tournois, nous avançons dans la compétition, je fais partie du six majeur malgré ce handicap. Je commence à m’enthousiasmer pour ce sport, le sentiment d’une vie collective m’habite, la participation à un projet commun victorieux me saisit, je fais tout mon possible  pour combler mes handicaps. Je passe des heures à jongler avec la  balle contre un mur, bien plus que le temps consacré à mes devoirs à la maison, et surtout je ne cesse de sauter dans une chambre vers le plafond pour améliorer ma détente, pour essayer de le toucher d’abord avec mes doigts puis avec la paume entière. Un jour, ma mère qui ignore mon manège, regarde le plafond, s’agace des taches sur celui-ci, s’interroge à haute voix sur l’origine de celles-ci. Je sais, je ne pipe pas un mot … Et malgré mes bonds incessants vers l’azur, je n’ai jamais atteint l’idéal, le Graal dont je rêvais, ma détente est restée médiocre ; je suis resté ce que j’étais, ce que je suis, ce que je serai : petit.
 

L’entraîneur, enseignant de sport, repère dans une de ses classes de troisième un bon joueur qu’il persuade d’intégrer l’équipe. Me voilà relégué sur le banc. Toutefois, en finale départementale, le nouveau joueur est malade Hop Hop je rentre naturellement sur le terrain, je joue presque toute la partie. Je me débrouille bien, aux dires de mes amis, je vis l’exaltation d’une victoire à laquelle je participe pleinement par quelques gestes, quelques mouvements du corps, je partage avec délice la satisfaction de la participation à une âme collective. En finale académique, le nouvel arrivant est guéri Hop Hop je suis encore rejeté vers l’extérieur. Ce joueur a un point faible, le service, qu’il a tendance à balancer trop fort ou à planter dans le filet. L’entraineur me fait rentrer à deux reprises pour la mise en jeu car j’ai un service légèrement flottant qui peut mettre en difficulté l’adversaire mais tétanisé par l’enjeu, par la peur qui me noue les entrailles, mon bras noué frappe avec appréhension le ballon, je le suis des yeux respiration coupée, il s’échoue à chaque fois sur le filet … L’ensemble de l’équipe pallie ces erreurs, nous sommes victorieux encore une fois mais ma joie n’est pas pure ; elle est mêlée à l’amertume d’avoir failli personnellement …

Malgré l’échec personnel sur ce match, je perçois un formidable écho de ces souvenirs sportifs en moi, celui de l’amitié, de la vibration de cœurs en communauté autour d’un projet.

J’ai suivi trois autres matchs sur la semaine où s'est déroulé le tournoi de volley-ball. J’ai choisi ceux-ci au hasard, en fonction de mes disponibilités horaires, j’assiste deux fois à un match de la Papouasie Nouvelle Guinée, qui devait remporter la médaille d’or face à Wallis-et-Futuna. Un joueur de l’équipe papoue, le passeur, joue à un niveau largement supérieur aux autres malgré un physique banal, il dépose les ballons avec une facilité déconcertante à l'endroit idéal pour ses partenaires, fatal pour ses adversaires, une grâce incomparable se dégage de ses gestes, douceur, précision, légèreté s'allient dans son toucher de balles. Il décale souvent parfaitement ses partenaires lors des combinaisons au filet, attaque parfois en deuxième intention, contre avec efficacité. Il réalise certaines gestes spectaculaires comme une passe tendue en manchette d’une extrémité à l’autre du terrain, geste qui accélère le jeu, déconcerte l’adversaire, on sent l’osmose de l’équipe autour de lui, un immense respect de ses partenaires alors qu’il ordonnance le jeu en patron sur le terrain. Lorsque le match commence à être largement en voie d’être gagné, on le fait sortir pour faire jouer le banc, il arbore un large sourire de confiance, encourage ses équipiers avec ardeur. Je me dis, il est ce que j’aurais voulu être autrefois sur un terrain, ce que je n’ai pu être.


Où l’on découvre que notre héros (euh … c’est moi)  se découvre des dons de divination

 Je passe au stade pour regarder quelques épreuves d’athlétisme. Le départ du 3 000 m steeple chase, course étrange avec son franchissement d’obstacle, de rivière est donné. Sur la ligne, quatre candidates, trois Papoues et une coureuse des îles Salomon. Tout à coup, une transe subite … une certitude interne, absolue, transcendante … une illumination du ciel m’envahit. Je forme le pari intérieur dès le coup de feu de départ qu’il y aura au moins deux Papoues sur le podium. Je m’enquiers de la possibilité de parier sur cette épreuve, mais hélas pas de paris sportifs sur les épreuves ici à Wallis-et-Futuna.

Les coureuses commencent leur long parcours. Visiblement les athlètes ne sont pas des spécialistes de l’épreuve, elles franchissent avec beaucoup de difficultés les obstacles, l’épreuve de la rivière étant particulièrement difficile. Les Papoues tentent de courir en équipe, distancent la Salomonaise. Mmmm, grâce à moi, vous venez d’apprendre comment on appelle une habitante des îles Salomon … Merci qui? Allez,  un peu plus fort … Merci qui ? Veillez désormais à étaler discrètement ce savoir lors d’un futur cocktail …

Mais l’une des Papoues s’empêtre dans la rivière Gloups Gloups elle est contrainte à l’abandon. La Salomonaise est plus mince que ses adversaires, elle est plus à l’aise sur les obstacles, elle rattrape la troisième qui l’a un peu mauvaise … La gagnante est une Papoue, en un temps légèrement supérieur à 12 minutes, la Salomonaise prend la deuxième place, juste devant une autre Papoue qui complète le podium.

J’éprouve alors un petit instant d’émerveillement devant ma perspicacité, ma sagacité. Lisez les quelques lignes qui précèdent : j’avais bien pronostiqué la présence d’au moins deux Papoues sur le podium. Comment ai-je pu arriver à une telle perfection dans la prédiction du futur, ai-je la capacité de prémonition me dis-je, suis-je doué d’un don divinatoire sublime, extraordinaire ? Je ne peux que répondre par l’affirmative puisque les faits, implacables, invincibles m’ont donné raison mais … comment en faire usage désormais ?

S’enchainent très vite plusieurs courses, les 4 fois 100 mètres hommes et femmes, ainsi que les 4 fois 400 mètres hommes et femmes. A chaque fois, l’officiel élève son pistolet vers le ciel et …

 
O mon Dieu ... Pan !


La course en relais de 400 mètres se termine à l’arraché pour une coureuse du Vanuatu et de la Nouvelle Calédonie. Le 400 mètres est une épreuve à la limite du sprint et du demi-fond, demandant une énergie fabuleuse. Or, les jeunes filles athlètes aux mini Jeux sont des amatrices, peu habituées à des efforts aussi intenses, et la chaleur combinée à l’humidité de Wallis fait des ravages. L’eau qui s’immisce dans les pores de la peau, le feu en abondance dérégulent les corps. Les secours se portent rapidement à leur chevet pour soigner la douleur, les aspergent d’eau, leur parlent avec douceur, gentillesse. Aucun blessé grave n’a été recensé fort heureusement.

 
Au bout de l’effort

  

Où l’on se rend compte que notre héros (euh … c’est toujours moi)  s’était découvert par hasard un talent indéniable pour la nage en piscine lors d’une séance de boxe

Je me rends un autre jour à l’ancienne halle pour assister aux compétitions d’un sport de combat, le taekwondo, sport apprécié à Wallis mais que je ne connais pas bien que je l’ai vaguement entrevu à la télévision. J’ai été agréablement surpris après avoir assisté à cinq-six matchs, de niveau junior et senior, hommes et femmes : j’ai eu le sentiment d’assister à un sport de combat total, d’un engagement corporel intense mais d’une grande maîtrise dans la violence des coups. Les coups ne sont autorisés qu’au dessus de la ceinture, avec les pieds et poings. Vivacité dans les déplacements, par petits sautillements, très peu de temps mort avec attaque-défense permanente. Le casque et le plastron me semblent assurer une très grande protection et leur présence donne le sentiment d’une volonté de contrôler la puissance, la sauvagerie qui affleure inévitablement chez l’être humain. A chaque fois qu’un combattant wallisien se présentait sur le tatami, les clameurs s’élevaient de la foule, c’est en taekwondo que Wallis devait remporter sa deuxième médaille d’or après celle du lancer de javelot. 
 

Mêlée de combat

Le sport de combat, je sais depuis belle lurette que c’est pas pour mézigue … De nature frêle, peu porté vers la violence, je ne me suis jamais intéressé à la pratique d’un tel sport. Seule exception qui infirme la règle (pour la confirmer finalement …), je suis allé dans une salle de boxe sur la suggestion de Rémy qui pratiquait ce sport. J’ai compris le sens de la phrase célèbre, de la moquerie de Mohamed Ali avant le match mémorable contre Georges Foreman à Kinshasa en octobre 1974 « I’ve seen Georges Foreman shadow-boxing and the shadow won » « J’ai vu Erhan boxer contre l’ombre et celle-ci le terrassa » …

L’entraineur de la salle de boxe, Claude, décide de réunir la petite dizaine de débutants au centre de la salle pour leur apprendre quelques gestes de base : la garde, le direct et le crochet. Il donne d’abord les instructions puis délègue le cours à un de ses élèves pour se rendre sur le ring. Je m’efforce de réaliser les gestes comme il nous les a appris mais je vois bien que visiblement je n’y arrive pas, son élève s’attarde longuement avec moi pour me corriger. Juché sur le ring, Claude continue à suivre du coin de l’œil le cours, se dirige vers Rémy, habitué des cours, et parle avec lui « Tu as vu les gestes du mec, là, c’est dingue, j’ai rarement vu quelqu’un d’aussi mauvais, il est ridicule, on a le sentiment qu’il fait de la brasse ou du papillon » Le mec, c’est moi … Rémy acquiesce car c’est la stricte vérité et n’ose pas lui dire qu’il me connait … J’ai continué mon numéro de mime de nageur-boxeur, ils se sont découragés à l’idée de m’enseigner quoi que ce soit. Nous avons terminé par quelques assauts, on m’a donné pour partenaire une jeune fille, plus frêle que moi, dont j’ai réussi à briser vaillamment les attaques furieuses contre moi, tout en continuant avec mon style unique de boxe nage-papillon …

Dernière partie de l’entrainement, pompes, abdos en profusion, j’abandonne très rapidement les séries de vingt qu’il propose. Je ressors de la salle, chair meurtrie, exsangue liée à l’exténuement ; résonne en moi un sentiment de vide, de désengorgement de ma substance, je n’ai jamais été aussi exténué mais en même temps je ressens la perception vague, diffuse d’une régénération des organes.

Dans la mêlée du rugby 

Dernier sport un jour avant la fin des jeux, le rugby à 7. J’avais vu la veille sur un réseau social les scores de rugby en éliminatoires, j’avais été étonné par les scores fleuves des matchs et des équipes gagnantes avec plus de soixante points. En visionnant les épreuves en direct, j’ai mieux compris les raisons de ces écarts. Les deux mi-temps durent à peine dix minutes mais tout est fait pour favoriser les attaques. Les lignes sont très étirées, les possibilités de fendre les lignes de défense sont plus grandes, et surtout l'équipe qui marque une pénalité ou un essai est également celle qui engage ; elle a donc la possibilité de dérouler sans fin ses attaques, de perforer continuellement les lignes adverses. A ce jeu, c’est Fidji l’île guerrière qui est la plus puissante, la plus impressionnante. Les ballons volent de main en main, la trajectoire tendue de celles-ci est parfaite ; quel que soit le sport, quand il est exécuté à la perfection, le geste acquiert une grâce, une beauté incomparable. Fascination devant les gestes de défis au centre de ce sport ; un Fidjien se retrouve face à un adversaire venu tenter de le plaquer mais il se retrouve bloqué au niveau du torse par la seule main puissante du joueur, qui le maintient à distance pendant plusieurs mètres avec une allonge plus grande. Ils avancent pendant plusieurs mètres, l’un tentant vainement d’attraper le feu-follet pendant que celui-ci, confiant, inébranlable de supériorité le repousse suffisamment pour aller marquer l’essai au final. Malgré la distance, je palpe la rage du vaincu dans le regard, l’humiliation vécue dans ces quelques secondes de face-à-face.
 
Deux équipes jouant à guili guili

 
Je n’ai joué qu’une fois au rugby, en seconde lors d’une séance d’essai au stade de l’Ill à Strasbourg. Nous avons appris le fameux geste du plaquage, qui consiste à attraper l’adversaire à la ceinture puis à laisser glisser le long des jambes pour bloquer l’adversaire.

Puis s’organise un match. Je crie « A moi, A moi », je me démarque pour que l’on puisse me passer le fameux Graal ovale. Etrangement, mes camarades me passent rarement le ballon, doutant de ma capacité à perforer les lignes adverses, à avancer en percutant des épaules mes vis-à-vis, à me faufiler entre les lignes …

 

lundi 16 septembre 2013

Les Mini Jeux du Pacifique : Mini Jeux, Maxi Joie (1)


Mini Jeux ; Maxi Préparation

Événement interplanétaire, cosmique à l'échelle de Wallis-et-Futuna : ce petit territoire a organisé du lundi 2 septembre au jeudi 11 septembre les mini Jeux du Pacifique. Kezaco ? Les Jeux du Pacifique sont une compétition sportive internationale qui rassemble les 22 États ou territoires du Pacifique. Les mini Jeux sont la compétition sœur de ces Jeux, qui permettent aux États ou territoires ne pouvant prétendre à l'organisation des Grands Jeux d'accueillir tout de même un événement sportif international, avec un programme sportif réduit. Après une candidature marquée par un échec en 2009, Wallis-et-Futuna a été retenu pour organiser les mini Jeux en 2013.
Depuis que je suis venu, c'est le grand sujet de discussion sur l'île. Il s'agit d'accueillir plus d'un millier d'athlètes sur deux semaines alors qu'il y a moins de dix mille habitants à Wallis et qu'aucune structure d'accueil n'était prévue pour un tel afflux, l'île restant à l'écart des flux touristiques. Au début, esprit très pessimiste, défaitiste autour de moi Bzzzz Bzzzz ils arriveront jamais à organiser un événement de cette envergure Bzzzz Bzzzz c'est très mal organisé, ils prennent du retard partout Bzzzz Bzzzz … J'ai participé moi-même à ce buzz négatif au tout début. Toutefois, j'ai observé petit à petit la forte et grande mobilisation qui s'enclenchait, l'effervescence qui régnait avec un comité organisateur composé de jeunes très dynamiques, j'ai réalisé que les mini Jeux précédents s'étaient déroulés dans des îles parfois plus petites, moins développées, qu'il s'agissait avant tout d'un projet associatif, j'ai été dès lors convaincu que l'organisation allait être à la hauteur. J'ai été amusé par l'augmentation de l'agitation à l'approche des mini Jeux, le dernier mois a été frénétique et trois jours avant l'inauguration, jaillissement de panneaux indicateurs pour indiquer la direction des principaux sites.

Chemins qui mènent aux mini Jeux

Le début de ces jeux a été marqué par la venue des officiels des territoires et de la métropole, avec la deuxième visite sur l'île de Victorin Lurel, ministre des Outre-mer qui était déjà venu après le cyclone Evan, et revenu désormais dans un contexte plus festif pour inaugurer les jeux. J'ai été invité à la séance d'ouverture de l'Assemblée territoriale à laquelle il présidait. Ici, un simple inspecteur peut se voir proposer d'assister de telles manifestations, j'ai reçu un carton d'invitation pour me rendre deux fois à la résidence du Préfet, je guettais à chaque fois la venue des célèbres chocolats des soirées de l'Ambassadeur, déception infinie à la fin des réceptions ;-)
Mon meilleur souvenir de ces cérémonies officielles est d'avoir été invité pour un cocktail dinatoire à l'occasion de la commémoration du 11 novembre sur la frégate française « Le Prairial » qui mouillait dans le port de Wallis. Déambulation le long de l'immense pont arrière alors que le vent cinglait ses fraiches bouffées depuis le large, qu'un hélicoptère aux pales repliées, comme un papillon au repos, sommeillait à l'extrémité du ponton … C'est le seul territoire de France où une grenouille simple inspecteur des finances peut se voir inviter sur un navire de guerre de la Marine française, côtoyer des préfets, des ministres, et espérer devenir aussi grosse qu'un bœuf ...

La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf – La Fontaine

Une grenouille vit un bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille,
Pour égaler l'animal en grosseur.
Disant : " Regardez bien ma sœur;
Est-ce assez ? dites-moi; n'y suis-je point encore ?
Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. - M'y voilà ?
- Vous n'en approchez point " La chétive pécore
S'enfla si bien qu'elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages:
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

Je me rendais à la séance de l'Assemblée territoriale en remplacement du directeur des finances publiques. Je m'étais étendu, j'avais enflé, je m'étais travaillé en longueur, en hauteur et en largeur, je n'égalais pas encore mes compères bœufs mais il me restait encore une année pour y parvenir ;-) Dans l'assemblée, je cherche désespérément ma place, elles sont toutes réservées avec une pancarte, je n'ai pas mes lunettes et je reste peu habitué à de telles cérémonies. La plupart des gens s'installe, je tourne encore dans l'assemblée en guettant les chaises vides, je me dis qu'il s'agit peut-être d'un jeu, celui des chaises musicales ils ont fait exprès d'en omettre une et Hop au signal final (un coup de sifflet ?) tout le monde va s'asseoir, sauf le perdant ...Ouf peu de temps avant le début de la séance, je trouve la place réservée dans le cercle intérieur devant l'estrade où se trouvent la présidente de l'Assemblée, le ministre des Outre-mer et le préfet.
Je suis en contrebas d'une colonne où trônent le portrait géant de François Hollande au dessus d'un Christ en croix. La présidente ouvre les débats en plaçant ceux-ci, ainsi que les mini Jeux, sous le signe de Dieu. Elle demande à l'ensemble des participants de faire de même, j'assiste ébahi, écarquillant les yeux, au spectacle de quasiment toute une salle, y compris le préfet et le ministre effectuant le signe de croix « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen » en ouverture de la séance. Je suis toujours stupéfait de l'exception accordée à Wallis au principe de la laïcité. Cela ne me choque pas car je n'ai jamais perçu de signes d'intolérance religieuse chez les Wallisiens, mais j'imagine encore et toujours en souriant un laïcard pur et dur, bouffeur de curés, bondissant à chaque écart par rapport à la laïcité dans l'espace public français, ses bonds lui auraient permis ici d'atteindre la lune ...

La cérémonie d'ouverture : « Pasifika Lena, Pasifika Pe'ia »

Deux jours plus tard, c'est la cérémonie d'ouverture au stade de Kafika le lundi 3 septembre, j'ai une invitation à la tribune officielle et je m'y rends un peu avant 14h00, heure prévue pour le début du défilé des délégations d'athlètes. Beaucoup d'agitation dans la tribune, et sans nul doute de stress pour les organisateurs, car au dernier moment de nombreux changements de places pour les invités prestigieux se décident … Enfin le défilé des athlètes commence. S'avance en éclaireur les représentants du premier territoire tandis que le speaker annonce : les Iles Cook, sept athlètes, huit officiels accompagnateurs …
Passage des vingt délégations du Pacifique sous nos regards, occasion rêvée de réviser ma géographie pacifiquienne : je connaissais les îles Samoa mais j'apprends qu'il y a des Samoa américaines, je suis surpris par l'existence d'une île de Norfolk non loin de l'Australie ainsi que deux autres îles inconnues, Palau et Niue ; les territoires au nom enchanteur, qui frappaient l'esprit enfant en raison de l'exotisme attaché à leur éloignement processionnent sous mon regard, mon esprit s'évade, embrasse dans une grande effusion l'immense Pacifique, Kiribati, Vanuatu, Guam, Tahiti, Tuvalu, les îles Salomon ... Les plus grandes délégations avaient prévu une courte séquence de pas rythmés, dansés et/ou de chants pour se présenter face aux tribunes. Avec l'âge, je suis en train de devenir chauve, donc soyons chauvins, les meilleures animations furent proposées par les délégations francophones, Wallis-et-Futuna, Tahiti et la Nouvelle-Calédonie, avec pour ce dernier territoire à la baguette un Kanak en tenue traditionnelle, énergique, bondissant, survolté, menant la troupe des sportifs avec leur cri de ralliement « Cagous Hou, Cagous Hou, Cagous Hou Hou Hou ». Le cagou est un grand oiseau blanc endémique de la Nouvelle Calédonie et les équipes de sport de ce territoire s'affublent de ce surnom.

Cagou Hou Hou Hou

Après avoir défilé, les athlètes se dirigeaient au centre du stade, le soleil brillait de tout feux, de toutes flammes, en plein éclat ce jour là. Ils ont été obligés de patienter en plein cagnard alors que commence le deuxième temps de la cérémonie, celui des discours. Je considère que ce fut la seule fausse note de la fête car les discours du ministre des Outre-mer, du président fidjien du Conseil des Jeux du Pacifique et du président du comité de Wallis-et-Futuna s'éternisèrent près d'une heure avec une traduction à chaque fois français-anglais.

Le discours de Victorin Lurel


Je compatissais à la situation de ces athlètes attendant patiemment sous un soleil-massue, un simple « Je déclare l'ouverture des neuvièmes mini Jeux du Pacifique » aurait largement suffi. Un peu plus de considération pour les sportifs, foin de la politesse, des courbettes et salamalecs …
La flamme symbolique, constituée d'une sculpture en bois en forme de flamme a été brandie à travers une haie d'honneur par le champion du monde handisport de lancer de javelot wallisien Tony Falelavaki et le drapeau des jeux a été hissé. Troisième temps de la cérémonie, le spectacle d'accueil constitué par des danses de village relatant l'histoire de Wallis, ses légendes et la diversité de ses traditions. Les danses mêlaient tradition et modernité, elles étaient beaucoup plus rythmées, dynamiques, enjouées que ce que j'ai eu l'habitude de voir jusqu'ici, un chorégraphe wallisien venu de Nouvelle Calédonie avait opéré une touche d'innovation rafraîchissante. La mise en scène suivait les grandes étapes de l'histoire du territoire : les contes et légendes qui façonnent la culture, la venue des premiers Tongiens, l'apparition des missionnaires français, le changement du statut en 1961 avec l'adhésion à la citoyenneté française. Point d'orgue du spectacle, quelques Tongiens sont venus se mêler avec leur drapeau aux danses évoquant les batailles du passé, en ferraillant avec des lances en bois avec leurs amis Wallisiens qui avaient tenu à rappeler leur ascendance tongienne. Les athlètes de Tonga avaient fait une arrivée remarquée quelques jours auparavant en venant en bateau de leur île pour rappeler que les premiers Wallisiens étaient de leur souche.

Les danses de la cérémonie d'ouverture

Slogan des Jeux : « Pasifika Lena, Pasifika Pe'ia » « Le Pacifique Autrement, le Pacifique Simplement » à l'image de la cérémonie.

La danse de la victoire et de la joie

J'ai essayé d'assister à un maximum de manifestations sportives. Les compétitions se sont déroulées sur quatre sites répartis sur deux îles, le site de Futuna accueillant le beach volley. La baie de Gahi abritait les sites de Va'a (pirogue polynésienne) et Liku celui de la voile. Je ne m'y suis pas rendu, je ne suis pas familier de ces sports. Je suis allé quatre après-midi à Kafika, le cœur des mini Jeux avec le stade pour l'athlétisme et le rugby à 7, la nouvelle salle omnisport pour les matchs de volley et l'ancienne salle pour le taekwondo et l'haltérophilie.
Mercredi 4 septembre, deuxième jour de compétition, je suis au stade en début d'après-midi. J'ai la surprise d'assister à la finale handisport du 100 m, je suis étonné par l'intégration de ces sports dans les épreuves. Je soupçonne les malicieux organisateurs wallisiens d'avoir incorporé quelques épreuves réservées aux handicapés dans le but de s'assurer une médaille d'or puisque Wallis a un champion du monde de lancer de javelot handisport. Toutefois, à la réflexion, j'ai trouvé cette idée fantastique, je me suis demandé si cela ne pouvait pas être généralisé aux Jeux olympiques d'intégrer une ou deux épreuves pour personnes handicapées au sein des épreuves traditionnelles. Deuxième surprise, la course mêlait différents handicaps. Lutte farouche pour la première place entre un néo-calédonien aveugle accompagné d'un guide et un autre néo-calédonien sans doute atteint d'un handicap mental, avant que le premier se détache nettement dans les trente derniers mètres pour terminer en 12 ' 58, temps que je trouve remarquable.
Deux heures plus tard, je revenais au stade pour assister à la cérémonie de remise des médailles, la joie de ces Néo-calédoniens handicapés était débordante, communicative. Lorsqu'ils s'approchent des gradins, une grande clameur s'élève des tribunes, ils commencent à secouer le corps de manière frénétique, improvisent quelques pas de danse encouragés par la colonie néo-calédonienne, le cri de guerre « Cagous Hou, Cagous Hou, Cagous Hou Hou Hou » résonne tandis que les deux compères bondissent, ivres de l'allégresse des vainqueurs.

Cagou, Où ? Ivre de joie sur terre ...

Fort comme un Papou ; Rapide comme une Papoue

Dans l'après-midi, je me dirige vers l'ancienne halle de kafika pour assister aux épreuves d'haltérophilie. S'y déroule l'épreuve homme des – de 77 kgs, seuls les trois derniers finalistes sont présents dans l'épreuve d'épaulé-jeté. L'athlète Toua UDIA de la Papouasie Nouvelle Guinée affronte un champion de Kiribati et un autre de Tuvalu. Je prends en mon for intérieur parti pour le Papou, nom à la consonance dans mon esprit aussi mythique que le Masaï d'Afrique Noire.
Extraordinaire concentration des visages au moment où ils entrent en scène. Ils s'encouragent par des petits cris, leurs entraineurs les haranguent jusqu'au dernier moment, on sent qu'un état de transe commence à les envahir, un souffle intérieur les habite, une foi les mène au combat final contre les autres pour la victoire, certes, mais avant tout à la lute contre soi, avec soi, pour soi. Ils tentent de soulever la barre dans un immense élan qui dynamite toutes les particules de leur corps, ils se glissent sous la barre sous les clameurs du public. Un léger fléchissement des jambes et Ho-hisse, les voilà tentant de soulever la barre aux cercles lourds comme des enclumes, le visage tendu par la volonté farouche de vaincre la pesanteur, la loi de l'espace qui s'abat sur chacun d'entre nous. A la troisième tentative pour soulever la barre de 150 kilos qui pouvait lui assurer la victoire finale, le Papou arrive à tenir quelques secondes 1 … 2 … 3

Papou, Où ? Ivre de joie jusqu'au ciel ...

Et alors que le champion trépignait de bonheur sur la scène, je me demandais s'il était père, s'il pouvait partager ce plaisir avec une progéniture palpitant aux exploits de champion de leur papa Papou ; Papou papa ou Papou pas papa ?


Après le lever de drapeau, je reviens vers le stade où se tiennent les compétitions de vitesse du 100 mètres homme et femme. Je suis particulièrement impressionné par la Papoue Toea WISIL qui déboule la ligne comme une fusée, en donnant l'impression de laisser sur place dès le départ les autres concurrents et gagne avec une facilité déconcertante l'épreuve reine des 100 mètres. Le niveau de ces mini Jeux était très variable selon les épreuves : à titre d'exemple, le 10 000 m masculin a été gagné avec un temps légèrement inférieur à 35 minutes ce qui place cette épreuve à un niveau départemental en métropole, j'ai participé à de nombreuses épreuves amateurs en Alsace où le temps du vainqueur est largement inférieur à cela. Par contre, la championne papoue a un meilleur temps de 11'41 au 100 mètres, ce qui la place à un niveau de quart ou demi-finaliste des Jeux Olympiques. Elle était impressionnante, d'une musculature diamantine taillée pour griffer la terre, l'écorcher vive, la brûler.

Toea WISIL : V comme Victoire


Où l'on se rend compte que notre héros (euh ...c'est moi...) est dépositaire d'une mine de connaissances Bouuum


Je suis revenu à l'ancienne halle de Kafika, le championnat d'haltérophilie avait pris fin, une atmosphère d'être-ange quiétude flottait dans la salle désormais muette, déserte ; la barre et les haltères trônaient en plein milieu de la scène dans un silence aspirant l'espace, absorbant le temps, semblant attendre une dernière et fraternelle communion.
 
J'ai entendu en moi la voix intérieure du combat, du besoin de défi intrinsèque à l'homme qui retentissait comme un gong, une cymbale éclatante, qui me disait d'un ton allègre : « Mesure-toi au Papou, tu es capable de le vaincre ... » Crôa, Crôa, comment est-ce possible, me direz-vous, que moi si faible, quantité négligeable sur terre je sois en mesure de le vaincre ? Mais impossible n'est pas alsacien, impossible n'est pas wallisien, impossible n'est qu'un terme de la langue française et vivant maintenant éloigné de la métropole, au milieu de mes congénères autochtones Obélix de Wallis, je pressentais que je pouvais essayer de combattre et de vaincre ces haltérophiles musculeux, surentraînés, au torse surpuissant. Une certitude totale, absolue, intime s'immisçait en moi, m'envahissait puisque moi seul détenait la connaissance suivante :
« Je suis dans l'hémisphère sud. Observez attentivement un globe terrestre, vous serez frappés par le fait irréfutable, clair, indubitable que dans l'hémisphère sud, nous vivons forcément avec les pieds en haut, la tête en bas dirigé vers le ciel. Or tout objet est attiré vers le bas, vous en avez fait maintes fois l'expérience dans votre vie, ce principe de vie est aveuglant. En conséquence, si je soulève la barre du sol, elle sera forcément attiré vers le bas, c'est à dire le ciel. » CQFD.


L'avantage que j'avais sur les trois finalistes, c'est que j'avais eu une vie antérieure de nordiste alors que vivant continuellement dans l'hémisphère sud, une telle connaissance ne les avait jamais interpellés, ils vivaient insouciants en se laissant bercer par la douce naïveté du mythe de la gravité. J'enlève mes chaussures, et pieds nus je me dirige avec assurance vers les haltères. Je rajoute un disque de 25 kgs de chaque côté aux 150 kilos de la barre soulevée par le Papou pour la porter à deux quintaux, je fixe avec le petit collier l'ensemble des disques. Je prélève au passage un peu de magnésie, poudre blanche miraculeuse, sur les mains, m'en frotte énergiquement les mains, les grains de poussière dansent autour de mes paumes … Je pousse un petit hurlement d'encouragement avant de ployer mes genoux. Je noue mes mains, crispe mes poings autour du cylindre. Dans un immense cri Hi Han ; première tentative … Rien à faire, rien ne bouge … Je pense que je n'y ai pas mis toute mon âme, tout mon cœur, je me remobilise, me concentre … Hi Han ; deuxième tentative, mon visage se convulse sous l'effort, mes bras se tendent, je frôle le ridicule … Ai-je douté de mes forces, aveuglé par ma certitude, mon orgueil d'expert de l'apesanteur et de la lourdeur m'a-t-il aveuglé? Je ne me décourage pas, tant pis, le ridicule ne tue pas, je me dois de faire une dernière tentative. Mais juste avant celle-ci, illumination en moi, traversée du sabre de l'intuition en plein cœur … Certes, je détiens cette connaissance, mais la barre le sait-elle, les moindres atomes qui la constituent en savent-ils quelque chose ? Vous conviendrez avec moi qu'un savoir, s'il n'est pas transmis, enseigné autour de soi n'est rien qu'une coquille vide, une noix sans coco, une perle sans huitre. Les particules d'acier ignoraient ma démonstration de cette loi fondamentale de leur nécessaire attirance vers le bas et le ciel dans l'hémisphère sud, elles sont plongées dans l'ignorance, fléau de l'humanité. J'impose à nouveau avec douceur, tendresse mes mains sur la barre, je divulgue mes explications sur le tableau multicolore de l'imagination, je diffuse par vibrations, par pulsions mes explications rationnelles, paisibles à chaque particule de la matière, sans négliger aucune d'entre elles, la myriade de milliards d'atomes d'acier m'écoute pieusement, élèves obéissants, en silence ...
Dernier souffle avant la dernière tentative, râlement, gémissement Hi Han … Fabuleuse poussée de la matière, mon idée première était de soulever la barre en épaulé-jeté, en deux temps mais l'élan est tel que je peux l'arracher directement, le brandir à bout de bras. Tous mes muscles du bras sont tendus par l'effort, la contraction fige mes membres, mes muscles, mon visage. Je tiens quelques moments : Une ... deux ... trois secondes, j'exulte, c'est la victoire tant désirée, je m'écarte de la barre pour qu'elle puisse retomber sur le sol. Mais la barre continue à flotter, commence même lentement à s'élever vers le bas, vers le ciel ... Je tente de l'attraper, de m'y agripper, de lui intimer l'ordre de redescendre, mais enivré par la nouvelle connaissance que je leur ai offerte, voilà que la barre zélée, les disques disposées comme des ballons autour du cylindre continuent leur invincible élévation, obéissant à l'idée fixe première que je leur avais communiqué. Je dois relâcher mon étreinte à deux mètres du sol, je retombe brusquement sur l'estrade Ouf je respire enfin les deux pieds sur terre. Ainsi, il faut bien le dire, que le cul ;-)
Jusqu'à quand, jusqu'où la barre allait-elle continuer son périple instructif ? La barre s'approche du plafond de la salle, le heurte et … Boum … Mine en plein ciel, elle explose en éclats infimes, en limaille d'acier qui se répand comme une pluie fine dansant dans la salle la gigue du ciel, la valse ivre du bas de l'hémisphère sud. Aux particules tournoyant dans les airs, je criais : « N'exagérez rien, il faut toujours en toutes circonstances garder les deux pieds sur terre » « Nous n'avons pas de pieds » me répondirent-elles.

dimanche 8 septembre 2013

Montres, Fusils et Flammes

Tic Tac Tic Tac Tic Tac

On ne nait pas inspecteur des finances publiques, on le devient … Personne ne rêve enfant d'occuper de telles fonctions, ce ne fut pas un aboutissement mais je fais le job comme dirait le pauvre Job et au final, je suis heureux de réaliser ce travail. Je fais partie de la grande famille de ce que les Évangiles appellent « les collecteurs d'impôts et autres gens de mauvaise réputation » avec dans cette dernière catégorie une assimilation fréquente aux prostituées ;-)
 
J'ai pris conscience alors d'être un rebelle, mon cœur ensauvagé, insoumis de fonctionnaire chante depuis à tue tête la chanson de Georges Brassens :

Au village, sans prétention,
J'ai mauvaise réputation.
Qu'je m'démène ou qu'je reste coi
Je pass' pour un je-ne-sais-quoi!
Je ne fais pourtant de tort à personne
En vous prél'vant ça et là des petites sommes ;-)

Au sens strict, je n'ai jamais contrôlé les feuilles d'impôt de quiconque, mais j'ai exercé des tâches qui participent à la fonction coercitive redoutée du contrôleur puisque j'ai signé des états de poursuite remis aux huissiers, des saisies de compte bancaire ou employeurs. Une des expériences les plus attrayantes a été d'assister à une vente aux enchères en métropole. C'était au tout début de ma carrière d'inspecteur lors de la période de stage avant la prise de fonction. L'huissier du Trésor public avait saisi les biens d'un mauvais payeur dans une ville au Nord du Bas-Rhin, qui exerçait une profession libérale en profitant de la proximité de l'Allemagne pour y développer sa clientèle sans payer d'impôts ni en Allemagne ni en France. De mémoire, son ardoise constituée du principal et de pénalités, accumulée sur plusieurs années et plusieurs types d'impôts, avoisinait les 100 000 euros. Parmi ces biens, des meubles d'assez grande valeur, des tableaux, du matériel Bang et Olufsen qui s'est vendu à un prix très élevé et deux montres de qualité, dont l'une de marque Jaeger et Lecoutre modèle Reverso. L'huissier n'était pas certain de l'origine, c'est pourquoi il avait mis sur l'annonce de la vente qu'il s'agissait de montres « signées » de marque. Ces deux montres constituaient l'attraction principale de la vente, j'ai été chargé de les garder dans mes poches pour éviter tout vol et les montrer au fur et à mesure aux éventuels acheteurs venus inspecter leur qualité. J'ai discuté avec ces personnes qui étaient passionnés par l'univers de la montre, domaine qui m'est rigoureusement étranger. Avec une petite loupe, ils examinaient chaque parcelle de ces mécanismes délicats, vérifiaient le poids, le numéro de série à l'arrière. Ils m'ont tous garanti qu'il s'agissait bien d'originaux, que ce n'étaient pas des contrefaçons.

Le mécanisme de la vente aux enchères est passionnant, il met à nu le mécanisme fondamental psychologique de l'homme du désir mimétique, il organise une lutte feutrée, disciplinée par lequel on tente d'acquérir un bien sous le regard d'autres personnes, d'autres inconnus qui peuvent se transformer en quelques instants en adversaire acharné, avide de triompher de la compétition. La vente avait attiré une foule nombreuse de curieux grâce à l'encart dans le quotidien local. Les enchères sont montées très vite. J'ai été impressionné par le prix de vente final des biens audio et vidéo Bang et Olufsen assez proche finalement du prix du neuf alors que nous le vendions sans aucune garantie de fonctionnement. La vente exerce un effet euphorisant, grisant, il était clair que les acheteurs se laissaient entraîner dans une spirale d'achat effréné, ne voulant pas céder à la volonté de celui qui enchérissait dans le même tempo, en dépassant largement la limite qu'ils s'étaient imposés en début de séance.

Même topo pour les montres, du chœur des spectateurs en rang debout en face de l'huissier faisant office de commissaire-priseur s'extrayaient rapidement quelques enchères qui au début se succédaient en rafale. S'imposent trois, quatre demandeurs qui au final se réduisent à une compétition à deux, un face à face. Les enchères montent progressivement mais parfois, pour impressionner l'adversaire, l'un surenchérissait brusquement, d'un bond impressionnant sans doute au niveau du prix qu'il s'était secrètement fixé au départ, histoire de démontrer sa détermination. Mais l'atmosphère était surchauffée ce jour là, aucun ne s'en est laissé compter, après un léger temps d'attente, d'hésitation, la voix, le regard qui semblait en voie de capituler calmement proposait une nouvelle offre. Croisement des regards, détermination sans faille dans l'iris ... Va-t-il enfin céder ? … Poids du regard curieux des autres sur soi ... Désormais je suis démasqué, mon désir est sur la place publique, je suis à découvert, nu, je ne peux plus reculer, je dois continuer … Course folle jusqu'à l'extinction … Les deux montres ont été vendues pour un total avoisinant 3000 euros.

Les adjudicataires sont venus récupérer leurs biens à l'issue de la vente. Prestidigitateur sublime Abracadabra j'ai sorti les montres de la poche de ma veste, j'ai failli les faire disparaître, les volatiliser dans l'air mais au dernier moment armé d'une immense bonté je les ai offertes à leurs nouveaux propriétaires ;-)

Bang Bang Bang

Arrivé à Wallis, les expériences originales se sont multipliées. Le maître mot est ici la polyvalence et non la spécialisation comme en métropole. L'une de mes activités est d'organiser la vente des biens de l'État sortis de l'inventaire, en majeure partie des véhicules. Jusqu'en 2011, le système des ventes publiques s'est organisé autour de propositions d'achat par soumissions cachetées avec ouverture des plis en commission d'attribution. Ce dispositif présentait de nombreux inconvénients, parmi lesquels l'absence de transparence, nous sommes passés au principe des enchères verbales directes. Par rapport à la métropole, certains des biens mis en vente peuvent être vraiment dans un état désastreux en raison du mauvais état des routes, de l'humidité de l'air et de la corosité de l'atmosphère salin mais compte tenu de la rareté des biens, ils ont encore une valeur sur le marché. La vente permet de libérer l'espace public de ces carcasses très rapidement remises en état par les acheteurs après la vente ou utilisées pour les pièces détachées.

Tracteur mis en vente

La volonté de transparence s'est retourné un jour contre nous. Nous avions mis en vente un véhicule en bonne qualité, une Suzuki Vitara, modèle populaire sur l'île, puis à la suite de la demande d'un service de l'Etat qui souhaitait le récupérer, nous l'avions retiré de la vente qui se déroulait à 14 heures ce jour là. Le Payeur qui organisait les enchères annonce le retrait de ce véhicule, les esprits s'échauffent, certaines personnes le menacent verbalement, l'accusent de favoritisme envers « les papalanis », les métropolitains, alors que selon nos informations il devait être remis en qualité de véhicule de service à un Wallisien travaillant dans l'administration … A la suite de cet épisode, nous avons décidé d'organiser les ventes le matin et non plus en début d'après-midi car les deux ou trois personnes agressives étaient visiblement éméchées après un repas arrosé. Cette vente constitue pour le moment l'exception qui confirme la règle, car toutes les autres se sont déroulées dans un esprit respectueux et cordial.

La vente la plus originale a eu lieu à Futuna, île distante de 250 kms de Wallis. Première source d'originalité : nous avons vendu une tonne à lisier, particulièrement utile dans ces contrées où le cochon est roi, ainsi qu'un tracteur qui avaient été laissées en pleine nature. Nous avions demandé aux travaux publics de ramener l'ensemble des biens dans leur garage mais compte tenu de la place et de l'état des engins, cela avait été impossible. Ils se trouvaient dans un léger virage d'une route qui montait vers les sommets de Futuna, je n'arrivais pas à les distinguer sous l'amoncellement de la végétation drue qui avait recouvert les carcasses métalliques.

Tonne à lisier en tenue de camouflage ...

Malgré cela, les biens se sont vendus, à un tarif tout à fait correct. Et dès l'après-midi, les Futuniens étaient à pied d'œuvre pour débroussailler aux alentours des véhicules et les remettre en état de marche.

Autre source d'originalité : la vente d'armes saisies par la Douane. Les biens doivent être déclarés à l'entrée sur le territoire et les taxes douanières peuvent être très lourdes. En cas de non paiement, ils peuvent être mis aux enchères pour l'acquittement des taxes. C'était la première vente d'armes que nous effectuions, la rumeur que l'on proposait des carabines a fait le tour des deux îles. J'avais dû informer de nombreuses personnes à Wallis qui avaient la possibilité d'enchérir par proposition écrite. Les acheteurs devaient déposer une demande de port d'armes dans les conditions habituelles, les carabines étant particulièrement prisées pour la chasse de roussettes. J'étais fasciné par ces quatre armes, je les ai touchées, soupesées, je n' ai jamais manipulé des fusils ailleurs que dans les fêtes foraines. Léger frisson quand vous les prenez en main, symbole de la puissance mais aussi de la mort …

Les armes de Futuna

A Futuna, les ventes mobilisent une dizaine de personnes au maximum, en règle générale des professionnels, des garagistes. Du fait de la présence des fusils, une masse d'une quarantaine de curieux se pressaient. Les enchères ont démarré à un niveau élevé du fait de l'existence de propositions écrites de Wallis pour chacune des armes, mais elles sont tout de même montées rapidement jusqu'à l'enchère finale, qui a retentit comme une dernière salve dans le garage.

Pschiiit …

Autre expérience pédagogique et ludique, celle du stage Incendie dans le cadre de la prévention aux risques réalisé dans le cadre du travail. Je trouve sidérant d'avoir dû aller à Wallis pour bénéficier d'un tel stage qui pourrait être obligatoire en métropole, ainsi que le stage de secourisme que je viens de faire dans le cadre de la plongée.

C'est évidemment la pratique qui est le plus intéressant dans ce cadre. Nous sommes venus en début d'après-midi à la caserne des pompiers.
Les deux formateurs pompiers

Ils nous ont rappelé les principaux éléments du cours théorique, les classes de feu, les différents types d'extincteurs, la conduite à tenir en cas de propagation de l'incendie. Ils ont mis le feu à une carcasse de pneu qui brûlait constamment comme un amour obstiné, inextinguible, et qui se rallumait lentement à chaque fois que l'on arrêtait de braquer l'extincteur dessus. Hop, voilà, c'est mon tour ; j'ai dégoupillé l'extincteur comme une grenade et les dents serrées, je me suis mis en position de combat avec mon extincteur bazooka. Redoutable, invincible guerrier, les yeux tendus vers la cible, je me suis approché du feu dans un grand cri de guerre …..

Banzaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
 
 
 

jeudi 13 juin 2013

Requiem pour Ismail

O mon père ! Est-ce toi que je sens en moi-même ?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?
Gérard de Nerval, Le Christ aux oliviers

« Yakamoz »

Aujourd'hui, j'ai l'âge de la mort de mon père, Ismail, quarante-trois ans et vingt sept jours.

Ce n'est pas le prénom qui figure sur son acte de naissance, pour l'état civil c'était Şahismail. Il n'aimait pas celui-ci, avec la présence de ce préfixe venu d'Iran (Chah ou Shah) désignant un monarque dans cette langue. Il racontait parfois l'histoire familiale de la transformation de son prénom car il devait normalement porter celui d'Ismail puisque autrefois, dans les familles turques traditionnelles, le choix du prénom des enfants qui naissent était souvent un privilège dévolu aux anciens et que sa grand mère Emine avait exigé de son fils Ali, le père de mon père, de nommer son ainé Ismail. Elle avait été mariée une première fois à un homme qui portait ce prénom mais il mourut peu de temps après, elle avait été contrainte de se remarier au père d'Ali. Elle gardait un souvenir attendri de son premier mariage et souhaitait perpétuer son souvenir mais cela plaisait moyennement à son fils de devoir donner le prénom de cet homme qu'il considérait comme un étranger à son propre enfant. Il se rend à l'état civil et de manière malicieuse rajoute le préfixe « Şah » pour exprimer sa désapprobation du choix maternel, son désir de liberté par rapport à cette coutume contraignante. Toutefois, mon père fut appelé Ismail par sa grand-mère, au sein de sa famille, tous ses amis ne le connaissaient qu'ainsi ; la volonté d'Emine de célébrer la fidélité de son cœur s'imposa envers et contre tout. C'est ainsi qu'il résonne en moi.

Ce n'est pas son âge exact, il devait sans doute être plus vieux à sa mort. Mon père est né officiellement un premier janvier mais c'est une date fictive comme pour de nombreuses personnes nées dans un univers rural très pauvre en Turquie vers le milieu du siècle dernier. Le chef-lieu du canton où la naissance devait être enregistré était éloigné du village de naissance, les paysans de cette Turquie qui est encore un pays largement sous-développé, où l'illettrisme est la règle, ne s'y rendaient qu'à de rares occasions. Ils ignoraient la date du jour, le calendrier était composé pour eux du temps de la terre, des semailles, des récoltes, de la succession du temps ensoleillé, du vent, de la pluie et de la neige, de la substance même du monde. Ils attendaient souvent que l'enfant ait survécu une première année, voire une deuxième avant d'aller faire un détour par l'état civil, le déclaraient comme venant de naître au premier jour de l'an par souci de simplification, pour éviter tout tracas avec les fonctionnaires qui sans doute n'étaient pas dupes. Je ne peux que me raccrocher à sa date de naissance officielle pour calculer son âge à sa mort dans l'ignorance du vrai jour de sa venue au monde.

Mon père : ombre illuminée toujours vive en moi, plus de vingt-trois ans après son départ. Il était une figure d'autorité pour moi, crainte, respectée mais ce n'est pas une ombre menaçante, je sens sa présence douce ondoyer en moi comme un océan chatoyant, aux éclats veloutés miroitant sous la pleine lune. Caresse, frémissement de la lumière lunaire qui plonge dans l'eau, s'entremêle aux profondeurs aquatiques et rejaillit aussi se répercuter vers l'espace, y déploie un feu d'une délicatesse infinie, ténu et pourtant immense, apaisant ; les vibrations qui se déploient de cette source lumineuse entremêlée aux mouvements ondulants de l'eau m'effleurent, se diffusent, grandissent en moi, deviennent part intégrante de mes organes, cœur et battements, poumons et souffle, cerveau et âme. Il git désormais dans un cimetière à Ankara, son corps décomposé est venu nourrir, embrasser dans une ultime étreinte cette terre turque, amoureuse fidèle qu'il aimait tant. Évanouissement de la chair, retentissement de l'esprit éternel.

Entre deux accidents

Souvenir de sa mort ... Il se rendait aux fiançailles de la fille d'un ami et j'étais resté à la maison, appréciant peu ces réjouissances impersonnelles, avec sa permission et même sa bénédiction, car il était légèrement en froid avec cet ami mais se sentait obligé d'y aller par politesse. N'ayant pas le permis, il prend place pour se rendre à la mosquée dans la voiture d'un fou du volant, petit coq ivre de puissance venant de s'acheter une grosse cylindrée, qui s'amuse à rouler à toutes blindes au centre-ville. Cet imbécile grille un feu rouge, heurte une voiture qui veut tourner vers les quais, la voiture s'encastre dans un poteau près d'un restaurant. Les autres occupants de la voiture s'en tirent sans dommage, lui seul à l'arrière est dans un grave état, l'équipe d'urgence venu sur les lieux tente à plusieurs reprises de le réanimer.

Ma mère est revenue de la fête qui n'avait pas été interrompu, les hommes et les femmes étaient séparés comme c'est le cas dans les familles traditionalistes, elle n'est au courant de rien. Retentissement de la sonnerie d'un téléphone, nous apprenons que notre père vient d'avoir un accident, nous n'en connaissons pas encore la gravité, nous devons nous rendre au centre de traumatologie d'Illkirch-Graffenstaden. J'accompagne ma mère, j'explique à l'accueil de l'hôpital la raison de ma venue, la personne passe un coup de fil, je la vois écarquiller les yeux, lever son regard vers nous avec un voile de tristesse et d'inquiétude. Nous passons dans une pièce où la mauvaise nouvelle nous est annoncée. Éclatement, déchirement en sanglots, une infirmière me prend contre elle, et là pour la seule fois de ma vie, j'ai une légère attaque de tachycardie, je sens mon cœur accélérer de manière impérieuse dans ma poitrine, je sens même la peau se soulever, vibrer de manière frénétique. Je dois me coucher sur le sol, respirer à longues gorgées pour que le calme revienne en moi. Les médecins nous expliquent qu'au moment où les urgences sont arrivés sur place, ils récupéraient le pouls en tentant de le réanimer, mais à chaque fois en vain car le cœur de mon père s'arrêtait à nouveau, ils ont dû finalement constater sa mort clinique. Son esprit a été incapable de passer pour une deuxième fois la barrière du feu, de la souffrance insoutenable car il avait déjà connu un accident terrible seize années auparavant alors qu'il venait tout juste de nous faire venir de Turquie pour le regroupement familial.

Il n'a pas encore trente ans, il se rendait un matin au travail en vélo. Il tourne à gauche lorsque déboule dans cette rue une voiture contre laquelle il se fracasse, il passe par dessus et son crâne heurte durement à la fois la voiture et le macadam, il sombre dans le coma. Souvenirs imprécis ; je n'ai que quatre ans à l'époque. Je me souviens de l'effet dévastateur sur la famille qui a failli se disloquer totalement à la suite de ce drame. Il en a gardé une infirmité toute sa vie, une perte des sensations, des goûts, une difficulté à réfléchir, des problèmes de mémoire et surtout une perte de l'élan vital, de la dynamique qui le caractérisait. Il s'amusait parfois à me faire palper sa tête cabossée pour que je puisse sentir les cicatrices de l'opération, je plongeais ma main dans ses cheveux, je sentais, légèrement effrayé, sur la paume de mes doigts le long du sommet de son crâne des abîmes vertigineux, crevasses aux bords rugueux, des points de suture, des nœuds qui stoppaient mon cheminement.

Ces deux chocs funèbres sont pour moi les deux immenses portes de l'enfance sous l'égide de mon père. Premier choc, première porte : le poids de la fragilité humaine m'apparaît en tout éclat mais mon père revient miraculeusement de la mort, échappe à la grande faucheuse pour me recouvrir tendrement de son ombre. Deuxième choc, deuxième porte : je suis désormais seul à porter ce fardeau.

Mélancolie et faiblesses

Dans les souvenirs pêle-mêle attachés à mon père flotte en moi le sentiment de tristesse, d'inaccomplissement que je percevais émanant de lui. Il traînait un sentiment d'échec social qui rejaillissait dans sa vie courante. Il avait ardemment souhaité faire des études, il en avait largement les capacités mais il avait dû arrêter vers treize ou quatorze ans lors de l'enseignement secondaire, pour des raisons essentiellement liées à la grande pauvreté de sa famille même si une obscure historiette amoureuse avec la fille d'un notable, réprouvée par les proches de la famille de celui-ci, semble avoir servi de catalyseur pour l'abandon de la scolarité. Il était définitivement fait pour réaliser des tâches intellectuelles, il l'aurait fait dans un monde où il aurait régné un minimum de justice sociale, d'égalité des chances, ce qui n'était pas le cas de la Turquie dans les années soixante du siècle dernier. Il était souvent d'une maladresse confondante quand il s'agissait de réaliser des travaux manuels complexes. Contraint de choisir un métier manuel à l'adolescence pour vivre puis pour subvenir aux besoins d'une famille qui n'a cessé de s'agrandir, il s'était orienté vers le métier de peintre en bâtiment qui est parmi les métiers du bâtiment celui qui nécessite la plus faible qualification, où le savoir à acquérir est minime, où seul compte essentiellement la patience, l'ardeur à la tâche. Je l'admire pour l'accomplissement sans fin de cette tâche rébarbative, ennuyeuse, répétitive à l'extrême, pour la manière dont il est reparti au combat pour reprendre ce travail qu'il détestait après son terrible accident, avec la seule volonté d'être le soutien familial qu'il ne pouvait pas envisager de ne pas être, alors que les médecins lui conseillaient d'attendre mais, ainsi qu'il le disait à ma mère « Que vont faire mes enfants si je ne retourne pas au travail ? ».

Il était hanté par les souvenirs de ses belles années scolaires, il parlait toujours avec émotion de l'école, racontait ses exploits scolaires, narrait avec fierté comment il avait un jour impressionné l'inspecteur venu contrôler le niveau des élèves à l'école primaire en dénouant des problèmes que n'arrivaient pas à résoudre les plus âgés de la classe. Il racontait l'humiliation de devoir sans cesse demander les livres qu'il ne possédait pas à ses camarades scolaires au collège, un des premiers achats de sa vie avait été un atlas géographique qu'il consultait toujours rêveusement. Il était respecté par ses frères et sœurs, par ses amis pour le savoir qu'il continuait à chérir. Je l'entendais citer des vers qu'il avait retenus de poètes turcs tels que Yunus Emre, Necip Fazil Kisakurek et d'autres encore devant ses amis, phrases dont je captais rarement le sens. Il ne cessait de s'informer avec des journaux turcs qu'il lisait avec avidité, il dévorait chaque nuit une encyclopédie islamique vendu en supplément par un quotidien car il était sujet à des insomnies chroniques après son accident en vélo.

Mère et Père

Immense éclat dans ma mémoire, j'ai treize-quatorze ans, je me réveille au milieu de la nuit pour aller aux toilettes. Quand je ressors, je vois la lumière du salon allumée, j'ouvre la porte, je le regarde un long moment, je suis encore vaguement endormi, et les yeux mi-clos je le vois faiblement illuminé par les deux ampoules de faible puissance ; il est plongé dans sa lecture, le regard perdu dans son encyclopédie comme dans les profondeurs d'un vaste océan, baignant dans cette lueur mate aux contrastes toutefois nets, limpides, dans un silence religieux où seul résonne en contrepoint le tambour souterrain de mon propre cœur. Il perçoit ma présence, pose le livre, me dit qu'il est tard, que je dois aller en classe le lendemain, qu'il doit également se coucher. Il me raccompagne jusqu'à la porte de ma chambre en me poussant avec douceur par l'épaule, m'effleure les cheveux, seul geste d'effusion et de tendresse qu'il se permettait quelquefois, en me disant « Travaille bien à l'école ». Je me rendors.

L' accident n'a pas seulement laissé des séquelles indélébiles sur son corps, après celui-ci il traverse une crise identitaire profonde qui prend une teinte religieuse. Il perd quelques amis, commence en lui une quête intérieure et il opère une mue fondamentaliste. Son éducation turque a mêlé une part de culture musulmane conservatrice et d'esprit kémaliste républicain, comme dans la plupart des familles populaires. Il a essentiellement été indécis politiquement durant sa vie, passant de la gauche qui répondait à son sentiment d'injustice sociale  à la droite nationaliste qui épousait son amour profond pour la Turquie. Au milieu de ce cheminement, la parenthèse à connotation fondamentaliste a été une période pénible. Il s'est laissé poussé la barbe et a même essayé de contraindre ma sœur aînée à porter le voile à école. Elle a résisté, il a vite abandonné face à sa ténacité, la volonté de ma sœur de continuer à poursuivre ses études en toute liberté s'est imposé envers et contre tout. En réalité, son désir de faire étudier ses enfants, de les faire réussir là où il avait échoué était en lui bien plus profond que cette pseudo-injonction religieuse, la parenthèse fondamentaliste, vernis inspiré par la peur, s'est refermé ; alors que nous allions en vacances en Turquie en voiture, il s'est coupé la barbe en chemin.

Est-ce lié à son accident, est-ce que cela découle d'une inaptitude naturelle chronique à gérer le quotidien, il était dénué pour beaucoup de choses de sens pratique, il pouvait facilement se faire escroquer, se faire avoir par certaines personnes peu scrupuleuses. Il faisait naturellement confiance aux personnes qui l'entouraient, qui tiraient parti du sentiment d'amitié pour lui soutirer de l'argent au delà du raisonnable. Comme tous les immigrés de cette génération, il avait en lui le rêve de retourner un jour vivre en Turquie. Il achète lors d'un voyage au pays natal un appartement avec un magasin situé juste en dessous. Nous apprenons deux ans plus tard en parlant avec des voisins qu'il a payé pour la boutique deux fois le prix d'un magasin situé juste à côté, pourtant mieux situé à l'angle et d'une superficie largement plus grande. Il l'avait acheté à une connaissance qui se prévalait de ses liens personnels avec mon père qui en a profiter bien entendu pour prendre ses distances avec ce pseudo-ami. Un autre jour, il revient du travail en nous annonçant qu'il vient d'acheter une voiture à un collègue de travail, convaincu par ce dernier qu'il l'acquérait à un excellent prix. Ma mère venait d'avoir le permis, mon père ne pouvait l'obtenir depuis l'accident. Nous sommes obligés d'emmener la voiture au garage très peu de temps après, le réparateur nous révèle que ce tacot est un véhicule gravement accidenté, il nécessite à deux reprises des réparations très lourdes et coûteuses. Malgré cela, la voiture fait des embardées brusques sur la route mais mon père prétend que c'est la faute de ma mère, qu'elle conduit mal. Un jour, nous descendons une forte pente des Vosges en famille dans la voiture, ma mère crie, hurle, elle n'a plus aucun contrôle sur le véhicule, nous sommes à quelques centimètres de basculer dans la fosse, elle est obligée de ralentir avec le frein à main. Nous arrivons tant bien que mal chez un oncle habitant à Gerardmer mais elle refuse de reprendre place dans le véhicule avant une inspection complète du moteur. Il s'avère que le volant de direction retenu par quatre boulons ne tient plus que par la moitié d'un seul au bord de la rupture, le réparateur médusé déclare que nous sommes fous d'être venus de Strasbourg jusqu'ici. Mon père est blême, silencieux, conscient que nous avons failli mourir. Les exemples de sa faiblesse sont légions, je pourrais les multiplier. Étrangement, cette inaptitude à jauger les gens, cette confiance aveuglante qu'il donnait parfois à tort aux personnes qui se prétendaient ses amis me le rend plus cher ; j'affectionne cette faiblesse humaine, cet aspect velléitaire dans un monde où l'on célèbre la réussite sociale, où tirer profit de l'autre, étaler sa force au mépris du sens élémentaire de la justice, s'en vanter provoque l'admiration des imbéciles, je peux regarder avec fierté la conscience de mon père comme un miroir sans tâche, poli, pur. 

Mon père était d'une rigoureuse honnêteté, je l'ai vu toujours profondément irrité, désemparé face aux mensonges, à la mauvaise foi. Un jour, il revient du travail, dans la colère la plus profonde qui soit, accablé par l'épisode suivant : son chef de chantier lui avait promis qu'en échange d'heures supplémentaires, il serait payé à un certain montant convenu d'avance entre eux ; mon père ne ménage pas sa peine, travaille dans les endroits les plus sales à des heures impossibles dans la chaleur étouffante de l'été jusqu'à la fatigue extrême, mais au moment de la réception de la fiche de paie, le compte n'y est pas ; il se rend dans le bureau de ce chef, lui exprime sa déconvenue, lui réclame des explications. Celui-ci l'interroge sur le montant de la prime d'invalidité qu'il perçoit trimestriellement de la sécurité sociale à la suite de son accident, divise le montant par trois, le rajoute à celui inscrit sur la fiche de paie et lui démontre ainsi qu'il a un revenu mensuel équivalent à celui qu'il lui avait promis ; mon père indigné par cette fourberie, humilié, froisse sa fiche de paie, le jette à la tête de son chef en le traitant de ce qu'il était, voleur et menteur.

Il reçoit par courrier une mise à pied de quelques jours. Douleur de l'homme juste face à l'hypocrisie, il ne cesse de tourner en rond, de fulminer, de raconter éternellement avec rancœur la scène, la rumine car elle traduit sa frustration, sa faiblesse sociale, recouvre son sentiment d'échec, son incapacité à lutter contre la hiérarchie, à exprimer correctement son ressentiment. Il tonne qu'il va démissionner, mais ma mère, voix de la raison, lui rappelle la difficulté de trouver un travail, la nécessité absolue qu'il y a de subvenir aux besoins d'une famille nombreuse, qu'il doit s'armer de patience … Il me demande de l'accompagner consulter un syndicat, nous sommes reçus par deux permanents à qui il me demande de traduire son histoire. En échange du paiement d'une cotisation depuis le début de l'année, ils écrivent une lettre avec accusé de réception à l'employeur rappelant les faits, expliquant posément les raisons de la colère. Ils nous en donnent une photocopie : le contenu de la lettre est purement administratif mais en une dizaine de lignes, la vérité est rétablie.

Quand nous rentrons, il me demande sans fin de lui révéler la teneur de la réponse syndicale, je la traduis à chaque fois patiemment mais il me sollicite avec une telle insistance qu'à la fin, n'en pouvant plus de devoir répéter les mêmes mots, je le transcris sur une feuille en turc pour qu'il puisse l'avoir en permanence sous les yeux. Il ne me sollicite plus, je le vois déplier sans cesse ce papier pour le lire avant de le replier, mais je perçois vaguement la déception de ne plus m'entendre, d'écouter les mots de la vérité résonner clairement dans la bouche de sa descendance, dans la bouche du prolongement qu'il espérait glorieux de soi alors qu'il se ressentait quantité négligeable au monde.

La gloire de mon père

Rigoureuse honnêteté envers les autres, chacun devait avoir son dû, ni plus, ni moins. Ni plus : nous sortons d'une station-essence après avoir payé le plein d'essence, il se rend compte que la personne lui a rendu la monnaie sur un billet de 500 F et non 200 F. Il s'en assure avec ma mère qui attend au volant, il retourne avec moi rendre l'argent à l'employée, ébahie par le geste. Quant à moi, enfant d'une douzaine d'années, je me dis qu'il est fou, qu'il est bête, je m'imagine toutes les dépenses que j'aurais pu réaliser avec cette manne tombée du ciel, mais transmission spirituelle des valeurs, je sais désormais que je me comporterais de manière identique. Ni moins : quelques mois plus tard, nous payons à la caisse d'un supermarché, il manque 5 centimes, il réclame avec insistance l'argent à la caissière qui n'a pas de pièce de monnaie d'un tel montant, qui doit s'enquérir auprès des autres collègues, que j'entends et vois auprès de celles-ci discrètement traiter mon père de radin, alors qu'il aurait pu selon elle ne pas réclamer une si petite somme.

Il était pour moi une figure crainte et respectée, une enveloppe protectrice qui me protégeait du monde, un platane à l'ombre duquel je mûrissais lentement, doucement. Venant d'une famille populaire turque, il exigeait une attitude de révérence face à lui. S'il voulait boire, nous devions lui apporter à sa demande un verre d'eau puis nous tenir en attendant qu'il ait terminé dans une pose équivalente à celle de la prière musulmane en station debout, en plaçant notre main droite sur celle de gauche que l'on plaquait au dessus du nombril. Je trouvais normal de lui ramener l'eau mais je détestais la posture peu naturelle qu'il nous imposait, j'accomplissais toutefois en silence sa volonté. Je faisais l'apprentissage de l'obéissance que je considère désormais essentiel pour accéder au bonheur, même si ce n'est pas bien entendu la vertu suprême. Je redoutais sa colère, son attente immense en matière de résultats scolaires. Il avait reporté sur ses enfants son désir d'ascension sociale, il était particulièrement exigeant pour tout ce qui touchait à l'école, respect des maîtres, assiduité, notation. Il ne cessait de répéter comme un mantra la maxime suivante« Oku, öğren, ilme çalış » ce qui signifie « Lis, apprends, travaille à la science » qu'il avait extrait d'un texte d'un savant islamique ou d'un hadith. Il fallait toujours viser l'excellence, être premier de la classe pour pouvoir le satisfaire. Il regardait attentivement nos cahiers, nos bulletins, commentait l'évolution des notes, se faisait traduire les évaluations orales. Un jour, j'obtiens un passable sur un exercice au lieu des biens ou très biens que j'accumule à l'école primaire et je devais faire signer comme quasiment chaque semaine mon cahier d'exercices par mes parents pour le présenter à l'enseignant. Dans la crainte d'essuyer la colère paternelle, j'imite la signature de ma mère, très facile à contrefaire. Il reprend la semaine prochaine le cahier à partir de l'endroit où ma mère a signé situé quelques pages après celle où s'étale mon abomination; je me dis Ouf, sacré petit malin que je suis, j'ai échappé à la catastrophe. Lorsque le cahier est terminé, il le signe mais mû par la curiosité le reprend entièrement. Je suis terrorisé, tétanisé, muet, il tourne les pages avec minutie, je prie pour qu'il ne tombe pas sur l'exercice où j'ai eu une mauvaise note mais Dieu balaie sous un paillasson mes prières le voici sous ses yeux. Il me demande ce que c'est, je bredouille n'importe quoi. Il appelle ma mère qui lui confirme qu'il ne s'agit pas de sa signature, qu'elle n'a jamais signé à cet endroit, qu'elle lui aurait forcément signalé si j'avais eu une mauvaise note. Il élève la voix, me tire légèrement par l'oreille, j'avoue en pleurs mon forfait terrible, je demande pardon pour mon mensonge. Comme à chaque fois que je fais une bêtise enfantine, la sanction est minime au regard de ma crainte démesurée, mon père n'était absolument pas adepte de la violence, je m'en tirais comme toujours avec  une oreille qui chauffait, une légère claque, la punition n'était jamais en commune mesure avec la terreur éprouvée. Anecdote ridicule, dérisoire mais à l'aune de l'enfance, nos minuscules forfaits nous apparaissent comme des péchés étourdissants, j'étais un simple enfant chaviré par la puissance de son attente sociale, par la force de son désir de reconnaissance qui m'accablait de temps en temps mais qui m'a aussi et surtout poussé vers l'avant. Je comprends avec l'âge que ce n'est pas tant la crainte de la sanction qui me poussait à dissimuler mais celle d'affronter le poids de la déception parentale ; le retentissement de ce forfait futile dans ma conscience est la trace tangible de mon propre respect pour les valeurs enseignées par mon père.

Autre formule qu'il répétait, c'était la primauté du spirituel sur le matériel, du « manevi » sur le « maddi », la nécessité de suivre quelques valeurs simples et désuètes qu'il rattachait à sa culture islamique tels que le respect de l'école, des autres, la tolérance, la politesse, l'obéissance, l'ordre, le travail, le goût de la connaissance. Par un inexplicable concours de circonstances, je me retrouve propulsé un jour en sujet d'un reportage sur l'immigration turque en Alsace et la réussite scolaire des enfants d'immigrés alors que je suis en seconde générale au lycée. Une équipe de télévision de FR3 de l'émission « Mosaïques » est venu au rectorat de Strasbourg pour réaliser un reportage sur ce thème, celui-ci a aiguillé les journalistes vers moi. Je suis interviewé à l'école, mais timide et réservé je bredouille quelques mots aux questions que l'on me pose. Les reporters veulent aussi quelques images de moi en famille, nous les accueillons à la maison. Mon père raconte longuement son histoire, lit quelques lignes de poèmes qu'il écrivait. De cette longue interview, ils retiennent de lui simplement un passage où il exprime exactement cette idée, qu'il a élevé ses enfants en leur inculquant avant tout des valeurs spirituelles, je me souviens avec force du passage où il proclame cette vérité alors que je n'ai aucun souvenir des scènes où j'apparais. Le jour où le reportage passe à la télévision, nous ne sommes pas prévenus, nous ratons le début de l'émission, nous ne pensons pas à l' enregistrer. Mon père écrit une lettre pour demander une copie du reportage, en vain. Peut-être un jour le reverrais-je prononcer ces paroles ...

Le chemin de la mort

Mort accidentelle, qui n'a pas été précédée d'une longue maladie qui prépare au décès, qui prépare déjà le chemin du deuil. Mort abrupte, saisissant de court nos esprits ; les pleurs ruissellent des yeux de sa femme, de ses enfants, lorsqu'une pensée de notre père vivant se manifeste, lorsqu'on évoque son souvenir, que l'idée de la solitude à jamais, de l'impossibilité matérielle de le revoir nous frappe comme une lame en plein cœur. Douleur immense, portée par le bord extrême d'une vague s'étendant comme une vaste onde, les larmes ruissellent soulevant alors parfois celle des personnes qui nous entourent par vagues successives tandis que la leur s'abat sur nous. Douleur inexorable qui s'apaise avec le temps pour descendre imperceptiblement au fond de nos êtres, devenir une part nostalgique, un dépôt inextinguible en nous-mêmes, un fond sablonneux qui se réveille, se soulève parfois au gré des souvenirs pour retomber dans les profondeurs.

Je suis à la porte de la morgue de l'hôpital peut-être deux jours après son décès clinique. Les amis, les proches de la famille nettoient le corps à l'aide d'eau, rite musulman de purification avant l'envoi pour l'enterrement en Turquie, j'attends dans l'antichambre en qualité de fils aîné. J'entends exprimer autour de moi l'idée que je me dois de voir une dernière fois le visage de son père, je ne dis pas un seul mot mais la pensée que l'on va m'infliger la vision d'un cadavre, la vue d'un corps qui a peut-être entamé le lent processus de putréfaction, quand bien même il s'agirait de mon père que j'aimais, me révulse. Je préférerais garder en mémoire d'autres souvenirs, l'attacher dans mes idées à d'autres lieux que cet endroit froid, impersonnel, clinique. On ne me demande pas mon avis, j'obéis, je me lève, je m'avance lentement du pas du condamné vers la salle où il gît, je vais voir le premier mort, le premier cadavre de ma vie. Je m'approche de l'endroit où il repose avec un drap qui le recouvre à partir du torse, seul émerge son visage flottant dans la lumière pâle de la morgue ainsi que pour l'éternité dans le rayonnement sacré de ma mémoire. Il est d'une blancheur déconcertante, fortement émacié, un très beau sourire flotte sur ses lèvres comme s'il avait trouvé un apaisement infini, miraculeux, enchanteur. Je ressens la vibration d'un sourire invincible qui se déclenche en moi, son visage irradie d'une grâce vertigineuse. Je suis rentré avec la terreur de me confronter à la mort, je ressors avec son sourire éternel en moi, celui qu'il arborait si souvent malgré la délicate mélancolie qui émanait de lui. L'enveloppe d'autorité, de peur à travers lequel je le percevais avait disparu, s'était évaporé en même temps que la froideur cadavérique s'était emparé de lui, seuls en moi résonnent la douceur et la bonté que je ressentais aussi toujours en sa présence.

Calligraphie japonaise : Père Éternel Amour

Je pars en compagnie de ma mère en Turquie pour le convoi du cercueil. Ses frères nous accueillent, je palpe en particulier la douleur particulièrement vive de son frère Cemal, celui dont il était plus proche, qui est secoué fréquemment par les sanglots. Mon père était l'aîné de la fratrie, celui qui tentait d'apaiser les querelles familiales qui pouvaient prendre une tournure vive. Motif de ces chamailleries : le partage d'une maison laissée par leur père à sa mort. A chaque fois que nous retournions en vacances en Turquie, il tentait d'apaiser les uns et les autres, je me souviens de longues soirées où il les réunissait pour tenter de rapprocher les points de vue, je m'endormais en écoutant ces longues palabres. Les essais de réconciliation furent vains, mais sa figure d'aîné conciliant, bienveillant dominait les débats sans fin, il était respecté par sa famille. Cemal était le plus proche en âge, ils se ressemblaient physiquement, il avait aussi acheté une encyclopédie qu'il lisait avec passion comme son frère, et d'une nature sensible et délicate, il était totalement affligé par la perte de celui-ci, il ne cessait de répéter que désormais dans la famille c'était son tour. Il avait raison.

Le décès avait eu lieu en janvier, au milieu de la saison d'hiver. Quelques membres de sa famille éloignée, des amis qui l'avaient connu enfant s'étaient déplacés depuis son village d'enfance pour assister à l'enterrement. J'écoutais ces paysans qui avaient fait un long voyage à Ankara pour partager une douleur que je percevais totale, sincère. J'entendais dans la bouche de ces inconnus des anecdotes, des récits d'évènements impliquant mon père ; l'histoire qui s'étalait était la sienne mais c'était celle bouleversante, étrange d'un enfant, d'un adolescent, d'un jeune homme, périodes inconnus de moi. Ils représentaient le terreau dans lequel il avait grandi, j'étais lié à ces paysans âpres, fiers par les liens paternels, charnels du sang.

Son cercueil s'est envolé après nous, il est ramené dans la nuit depuis l'aéroport d'Ankara, déposé dans une mosquée. Un homme pieux s'y rend au petit jour pour effectuer la prière matinale ; avant de partir, il s'approche, intrigué, pour lire le nom affiché sur la plaque: « Ismail ». Cemil a joué un rôle fondamental d'intercesseur pour la venue de mon père en France, il fut un de ses plus proches amis durant les premières années d'exil avant de faire un retour définitif en Turquie, mon père resté en France et lui s'étaient perdus de vue. Stupéfié, bouleversé par sa découverte, il accourt nous présenter ses condoléances. Surgissement pour moi d'une figure familière du passé, il passait parfois à la maison ; Homme affable, souriant, nous le surnommions affectueusement « Oncle Chocolat » car il nous offrait des tablettes de chocolat à chaque venue.

Voici venu l'heure de l'ultime passage. Il est enlevé du cercueil, posé dans la tombe enveloppé de son linceul. Les poignées de terre noire commencent à tomber sur lui, le recouvrir comme une ultime pluie régénératrice, le corps de mon père va recevoir cette manne, se désagréger en poussière ; il est désormais la terre que je foule, mon énergie vitale, le terreau vigoureux dans lequel mes racines plongeront à tout jamais, la terre ferme sur laquelle je marche, la terre agile sur laquelle je cours, la terre vivifiante sur laquelle je danse.

Mon père en moi

Mon père est mort ; Bang Bang Bang quelques centaines de millions de battements de cœur dans l'espace et le temps après son décès, explosions de pensées en moi liées à lui, à nous. Il occupe l'espace des trois pères possibles : père de sang, social, spirituel. Imaginons : si je rencontrais au cours de mes pérégrinations exactement le même homme, aux mêmes actes, aux mêmes pensées je sais pertinemment que nous ne pourrions être amis. Trop de différences entre nous, nous avons vécu des expériences personnelles, familiales, historiques, politiques, sociales, culturelles radicalement différentes. Le monde qui nous entoure, l'état de la technique dans lequel nous vivons déterminent largement notre pensée. Il est né peu de temps après la fin de la seconde guerre mondiale, dans un pays sous-développé, dans une famille paysanne, musulmane. Il a grandi dans un berceau moyenâgeux, à l'écart encore du monde globalisé, il a entamé une lente course vers la modernité. Quand je vois l'espace parcouru au cours de celle-ci, je comprends parfaitement les raisons de sa crise identitaire, elle était inévitable compte tenu de l'effort d'adaptation permanent, perpétuel, gigantesque qui lui a été demandée, cette crise devait se dresser comme un vaste mur à franchir, qu'il a traversé. Le chemin que j'ai accompli est plus balisé, le monde dans lequel j'ai à mon tour évolué a été immédiatement multipolaire, multisocial, multiculturel.

Mon père m'a offert un patrimoine génétique, à travers celui-ci j'ai hérité d'un corps. Il a mieux géré le sien que je ne l'ai fais, il a toujours été mince, son alimentation marquée par la restriction, grâce évidemment à celle-ci, a été plus équilibrée. Arrivé à l'âge adulte, j'ai commencé à être une victime consentante de la société de consommation, aux tentations inoculées par la publicité, j'ai bêlé comme tous les millions de moutons de Panurge qui m'entourent pour assouvir mes désirs, pour poursuivre ceux des autres, je me suis empiffré de graisse, de sucre, d'additifs. J'ai mangé, j'ai grossi plus que de raison. Puis j'ai maigri, mais le mal est dans le fruit, je dois sans cesse me surveiller, me restreindre. Mon père a été plus sourd que moi aux appels des sirènes, son mode de consommation marquée par ses origines et sa condition ouvrière a été plus intelligent. Côté maladies corporelles, je me suis surpris à avoir quasiment aux mêmes âges les mêmes faiblesses, des ulcères à l'estomac puis une sciatique. Je suis heureux du corps que m'a légué à moitié mon père, je sais que c'est le seul, que je dois composer avec lui sans l'aduler, je le respecte car c'est de lui que procèdent mes joies, mes peines, mes pensées.

Une coupure radicale spirituelle nous sépare : il se déclarait musulman, croyant en Dieu ; je suis athée. Avait-il la foi ? De toute manière, compte tenu du milieu dont il est issu, il était inenvisageable pour lui de se proclamer incroyant. La religion musulmane est marquée par l'observance d'obligations contraignantes telles que les cinq prières par jour, qu'il a peu respecté comme la grande majorité des Turcs que je connais, y compris dans sa période fondamentaliste, ou l'interdit de l'alcool qu'il a transgressé une grande partie de sa vie (comme la quasi totalité des Turcs que je connais …) jusqu'à ce que l'injonction de ne pas boire s'établisse en lui. Même rengaine pour le jeûne du Ramadan qu'il a fini par observer à partir d'un certain âge. Je me garderai de dire qu'il n'était pas musulman en constatant qu'il a varié dans la soumission aux obligations islamiques, il y a une belle idée dans l'Islam où seul Dieu juge nos actes ; l'acte de foi est personnel, intime et met en lien directement le fidèle à Dieu. Il s'est revendiqué musulman, la culture islamique a profondément imprégné l'univers familial. Je me suis détaché progressivement de cette culture, je n'éprouve aucun désir spirituel d'une transcendance mais dans mon pays, la France, qui manifeste une peur irraisonnée de l'Islam, la vision perpétuelle de mon père tolérant, qui n'a jamais proféré de propos haineux vis-à-vis des autres et/ou de leur religion a eu une valeur d'édification par l'exemple. Petite scène du célèbre conte oriental de Medjnoun et Leila, histoire malheureuse d'amoureux qui a traversé les siècles : Un jour, un ami de la famille de Medjnoun lui dit : "Mais cette Leyla que tu aimes avec tant de constance n'est pas si belle que cela !". Medjnoun répondit: "Pour voir Leyla il faut avoir les yeux de Medjnoun". Mon père m'a fait don de ses yeux pour contempler la beauté idéale, la beauté réelle de l'Islam, je porte un regard positif sur cette religion ; j'ai rencontré à travers mes lectures la figure de Mevlana, cité parfois par mon père, écrivain-soleil irradiant depuis des siècles l'esprit turc, sa philosophie soufie imprègne ces lignes et ce blog.
Profonde continuité dans le rôle assigné à l'école dans nos existences respectives. J'ai eu la chance d'étudier dans la France des années quatre-vingt bien plus juste au niveau social que la Turquie des années cinquante, j'ai eu la chance d'étudier sous le regard attentif, vigilant de mon père. Il avait cette curiosité permanente pour la politique et l'histoire, un intérêt toujours vif pour l'actualité, ce sont des flammes qui me dévorent aussi ; je lis avec avidité la presse, je suis en permanence le théâtre politique, qui détermine notre lien à la nation, qui façonne notre destin collectif, qui se cristallise en mal ou bien pour terminer sa course dans les livres d'histoire. Je trouve surprenant, admirable la permanence de cette attirance culturelle de mon père car les rares fois où j'ai exercé un travail manuel, en qualité d'ouvrier dans une boulangerie industrielle, de peintre en bâtiment, la fatigue physique m'empêchait une fois à la maison tout effort de lecture, j'étais incapable de me concentrer. Sa passion pour la littérature, en particulier la poésie, résonne aussi avec force en moi : le songe d'écrire le traversait, il consignait des petites poésies dans un livret. Sabre délicieux, impitoyable, ce songe me transperce à mon tour …

Discordance fondamentale dans nos vies : à sa mort, il était marié, mariage heureux, stable, il laissait derrière lui sept enfants. A son âge, je suis célibataire, sans enfants. Il a su assembler autour de lui une famille solidaire, aux solides liens familiaux, aux valeurs communes, j'éprouve toujours une joie infinie à retrouver ma mère, mes frères et sœurs.

Le temps du testament

J'ai l'âge de la mort de mon père. Un fossé, immense, incommensurable nous sépare, celui qui délimite le fils du père à tout jamais. A travers les strates imperceptibles de l'espace-temps, j'ai vieilli tandis que sa course s'est arrêtée, nous sommes frères jumeaux malgré le temps qui nous a désuni, grâce au temps qui miraculeusement nous rassemble, j'arrive vers lui, mes mains tendues blanches et nues emplies de compassion et de respect ...
Tic Tac Tic Tac Tic Tac ... Pour quelques heures, quelques minutes, quelques secondes, il est encore mon aîné. Mes bras mes mains mes doigts démesurés s'élancent vers lui pour l'étreindre Bang Voici l'heure fatidique nous nous superposons, je récite quelques sourates de mon enfance même si ne suis plus croyant, je l'étreins en fin une dernière fois, une première fois, lui qui était pudique à l'extrême, lui qui souffrait parfois en silence, lui dont je ressentais l'amour démesuré pour ses enfants, nos cœurs se synchronisent un court, précieux battement dans le présent fugace … Nous nous éloignons à nouveau, je suis plus âgé, je deviens son grand frère, il reste sur le chemin, je vais marcher sans lui vers le déclin, la mort.

Demain la mort ; mon père est décédé sans rédiger de testament, sinon dans nos cœurs, sinon spirituel. Je ne ferai pas la même erreur, Maître Notaire, approche toi, assieds toi, écoute ma voix, note sous ma dictée :
Écrit en juin de l'an 2013, moi, Erhan, 43 ans et 27 jours, ni tout à fait fou, ni tout à fait sage, je veux consigner ici mes dernières volontés, toutes irrévocables. Je n'ai pas de bien, de maison à distribuer ; fort heureusement, pas de batailles, pas de déchirements à prévoir pour salir ma mémoire. Le peu d'argent que j'ai mis de côté, que ma famille se le partage, et voyage de temps en temps en pensant à moi qui ait beaucoup voyagé.
Je lègue à ma mère Lutfiye la tendresse d'un fils aimant, l'amour filial dévorant de l'enfant que j'ai été, l'amour serein du vieil homme que je deviens. Le temps de la célébrer n'est pas venu, elle n'est pas morte, heureusement ; qu'elle vive, généreuse dans le bien, encore de longues années. Quand j'écris ces mots, peu s'en faut que mon cœur ne se fende.
J'offre à ma sœur Emine en gage ma confiance éternelle de frère cadet, limpide comme l'eau qui coule, immaculée comme le miroir le plus fidèle, irradiante comme le soleil le plus éclatant. Qu'elle le reçoive comme toujours avec humilité et l'insuffle autour d'elle pour venir en guérison des cœurs malades.
Je donne en legs à ma petite sœur Derya l'écume qui danse, libre, exaltante, sur le bord ourlé des vagues, la beauté des rayons de soleil qui s'entremêle à l'océan, l'éclatement de l'eau que les dauphins viennent frapper dans leur course éperdue, les milliards de coraux qui reposent dans les profondeurs des mers.
J'attribue à mon frère Hakan la politesse des padischahs, l'éternel sens des responsabilités. Qu'il lui soit octroyé la beauté des jours où les passions éclatantes qui ornent nos existences brûlent dans le feu du plein midi, ainsi que l'espérance qui palpite comme un trésor à dévoiler dans les nuits illimitées.
Idem pour mon frère Orhan, mais qu'il ait aussi en partage la droiture des sultans, le courage dans les batailles quotidiennes de la vie. Qu'il lui soit assigné les crépuscules où les couleurs dansent, tourbillonnent dans une folle étreinte, ainsi que les aubes qui renouvèlent le pacte fabuleux de la lumière.
J'accorde à mon frère Cihan notre fragile terre, le soleil autour duquel nous tournoyons comme des derviches-tourneurs, les galaxies qui poursuivent leur course folle dans l'univers tandis qu'explosent en leur sein des milliards de soleil. Qu'il tresse quelques étoiles entre elles pour composer un collier à offrir à ses enfants.
Je donne à Fatih la soif de conquérir le monde, d'en retirer la substantifique, vivifiante moelle. Qu'il se l'approprie en riant à pleine dents puisque l'univers est bruissant de désirs prêts à s'offrir à vous en échange d'un sourire, qu'il lance ses bataillons en organisant une folle farandole, une danse effrénée.
Je transmets à mes neveux et nièces Edis, Teo, Camille, Sarah, Leyna, Ismail, Séline, Ayden la mémoire de mon père, leur grand-père, que personne parmi eux n'a connu. Que son souffle vif-ardent les transporte, les anime au jour le jour ; l'un porte son prénom, je forme le vœu que tous portent ses valeurs.
Je confie à Rémy, mon frère de souffle et d'esprit, le secret dérisoire des discussions où nous nous sommes régénérés, le bilan comptable des victoires et défaites des heures sportives où nous nous sommes confrontées, les peines que nous n'avons pas pu éviter, les joies qui tombaient comme une pluie de météores du ciel.
Je laisse à tous mes ami(e)s passé(e)s, présent(e)s, futur(e)s le soin de me juger, de se souvenir de moi comme bon leur plaise. Je garderai d'eux l'empreinte ineffable du bonheur qui s'inscrit au jour le jour quand on se réunit en compagnie de ceux que notre cœur a choisi.

Maître Notaire, cache ce testament en lieu sûr, que nul ne puisse y accéder ;-)

Vers la vie éternelle

Demain la mort ; où est mon père ; où est mon père ?
Chair disparue, il est le visage qui s'est inscrit en moi comme une douce bénédiction, le sourire qui imprègne maintenant chaque moment de mon existence, la main qui frappe délicatement mon cœur-tambourin.
Demain la mort ; où est mon père ; où est mon père ?
Chair disparue, il est la douleur poignante que j'ai reçu en partage au moment de sa mort, de ses amis, de sa famille. Il est la peine que j'ai transmis à mon tour, qui git en moi comme une douce blessure.
Demain la mort ; où est mon père ; où est mon père ?
Chair disparue, il est là dans les réunions familiales, dans les jeux auxquels s'adonnent ses petit-enfants, dans les rires qui prolongent les siens comme un collier de fleurs blanches éternelles.
Demain la mort ; où est mon père ; où est mon père ?
Chair disparue, il est ces mots qui traversent l'espace, qui irradient dans le temps, dans ces mots longuement élaborés dans le secret de la conscience, irrigués par la sève de la vie, des rencontres, des souvenirs, des lectures, dans ces mots aussi vifs que les globules rouges, aussi ardents que la pompe de mon cœur, aussi frissonnants que ma propre peau. J'écris, j'écris, les mots se multiplient, s'accumulent, mais je dois vous laisser, j'entends un bruit …

Toc Toc Toc Toc
Qui frappe quatre coups brefs sur la porte de la joie ? Je regarde par la fenêtre ; c'est mon père ; je dois aller lui ouvrir, pour mon repos éternel, pour son repos éternel.
Frères, au plus haut des cieux
Doit habiter un père aimé
Friedrich Schiller, Ode à la joie