dimanche 2 juin 2013

Venue de mon frère à Wallis

L'arrivée du petit frère

J'attendais mon frère Cihan à l'aéroport. Trois avions par semaine relient Wallis à Nouméa, le lundi, mercredi et samedi. Celui de mercredi est le plus contraignant au niveau des horaires, il arrive au petit matin, vers 5h20. J'y vais avec une petite appréhension : je voulais l'accueillir avec un collier de fleurs pour respecter la belle tradition de cette terre du Pacifique mais, éternel distrait devant l'Éternel, j'ai oublié de le réserver la veille au téléphone. Je me renseigne auprès du comptoir où l'on récupère les fleurs, en ont-ils en rab? Ouf, me voilà soulagé, ils disposent toujours de colliers supplémentaires … J'en achète un puis je me rends à la buvette qui domine la piste pour prendre un café avec un croissant.

L'avion faiblement illuminé chemine lentement alors que l'île est plongé dans l'obscurité de l'heure matinale renforcée par une grappe de nuages velus. Une averse légère se déverse, les hôtesses d'Air Calin attendent les passagers au pied des marches pour leur offrir un parapluie jusqu'au hall d'arrivée, je reconnais mon frère en jogging en prenant un pour marcher prestement vers la porte. Je vais aller l'attendre, il est le deuxième à sortir, je peux lui offrir le collier de fleurs blanches, dont la signification est la communion, le partage de la joie de deux êtres dans la rencontre ou les retrouvailles, fleurs éclatantes qui sont des traces éphémères de la terre wallisienne, éclat semblable à celui qui peut illuminer l'instant présent lorsque nos consciences sont éveillées.

Le venue de mon frère est liée à un accident dont les conséquences auraient pu être dramatiques. Il travaillait l'été dernier sur un chantier en qualité de coffreur-grutier un vendredi lorsqu'en fin de matinée, lors d'un moment d'inattention, il tombe dans un trou. Il essaie de se rattraper en se retenant avec le coude gauche lors de sa chute et, douleur intense, son épaule se démet complètement. Il aurait pu s'en tirer avec une simple luxation à l'épaule mais cela se révèle plus grave, la tension a conduit à une paralysie du plexus brachial, fibre nerveuse issue de la moelle épinière qui innerve le bras et la main. Les premiers médecins consultés sont perplexes, l'arrachement de la fibre nerveuse peut conduire à une complète paralysie du bras. J'arrive en vacances au mois d'août dans la famille, j'apprends la nouvelle par ma mère, tourmentée, qui me demande de ne rien révéler de son inquiétude à mon frère. Lorsque je vois Cihan, il est en plein désarroi, rongé par la peur de devenir infirme, il prend des antidouleurs, des antidépresseurs, sa main gauche gauche est inerte, je vois pendant toute la conversation sa main droite triturer machinalement le membre inerte, comme pour lui transmettre, lui communiquer une vie qui lui fait désormais défaut. Et plus que tout, c'est la perplexité des médecins qui le ronge, incapable de lui donner une réponse franche quant à la repousse éventuelle de la terminaison nerveuse. Après plusieurs semaines d'incertitude, il prend rendez-vous chez une neurologue conseillée par un ami qui pratique quelques tests et lui annonce à son grand soulagement que le signal nerveux n'est par totalement rompu, que le nerf va repousser, qu'il retrouvera la totalité ou une très grande partie de la force motrice de sa main mais que la convalescence risque de durer près de deux ans. Je l'ai aidé financièrement pour qu'il puisse venir à Wallis se changer les idées durant cette période.

La renaissance du corps sur terre et mer

Je lui avais conseillé de venir au début du mois de mai car je profite chaque année des nombreux ponts naturels de ce mois pour prendre deux ou trois semaines de congés, c'est l'occasion rêvée de faire revivre son corps par le sport, c'est mon « grand nettoyage du printemps »;-)
Je réveille Cihan tous les matins à 5 heures pour profiter du seul petit moment de fraîcheur de la journée. Nous nous habillons en silence, encore enténébrés par le sommeil, nous nous rendons au stade de Kafika ; la centrale électrique toute proche, illuminée, permet de distinguer, quoiqu'en plissant les yeux, les lignes de démarcation de la piste. Premières foulées, toujours lentes, toujours pesantes, toujours accablées.
Le matin serein, silencieux opère sa magie sur les corps, les couleurs pâles, translucides du soleil à l'est se glissent par degrés sur la peau tendue du ciel, l'éclat naissant de la lumière prend le relais de la centrale électrique, transperce la chair, diffuse sa chaleur souveraine. Je cours plus vite, plus longtemps que lui, j'ai naturellement un souffle plus puissant que celui de mon frère, une capacité d'endurance plus affirmée à la course à pied mais de surcroît de nombreuses blessures aux genoux, aux tendons, musculaires l'ont contraint à ralentir le rythme, à devoir s'économiser. Mais le simple fait de sa présence, son regard, ses encouragements me poussent à batailler sur la piste, à tenter de retrouver le souffle perdu depuis quelques mois, la chaleur fraternelle m'encourage à déployer mon corps, à accélérer de temps en temps pour faire quelques fractionnés. Injonctions en moi : tenir le buste droit, relâcher mes membres, griffer le sol, lever les genoux ... Au bout de quelques jours, je retrouve quelques sensations enivrantes, celles du corps qui redécouvre une puissance oubliée mais si fragile, si éphémère.
Mon frère s'arrête avant moi, pratique du renforcement musculaire, des exercices de gainage du corps, des abdominaux, nous buvons quelques gorgées d'eau avant de repartir. J'observe sa main gauche, seul un œil exercé peut désormais discerner les marques de l'accident, il a recouvré une grande partie de sa mobilité, la repousse du nerf est quasi complète jusqu'au coude à ce qu'il me dit. Je lui demande si je pourrais le battre au bras de fer avec la main gauche, il me répond que oui. Toutefois je me méfie, je ne le provoque pas, je le vois également effectuer des pompes pendant ces entrainements en quantité plus grande et plus efficaces que celles que je suis capable d'effectuer, je suis convaincu qu'il me tend un piège dans lequel je ne tombe pas ... J'ai défié au bras de fer mes frères, tous plus jeunes que moi, jusqu'à l'âge où j'ai pressenti que je ne pouvais plus les battre, et tel Rocky Marciano, seul champion du monde poids lourds à avoir accompli une carrière professionnelle sans défaite, je me suis retiré invaincu des combats, auréolé d'une gloire éternelle ;-)
Petit déjeuner détendu, savoureux sur la terrasse, nos langues se délient, nos discussions empruntent des méandres et des détours, nos souvenirs d'enfance y prennent une grande place, ceux d'une famille nombreuse aux liens étroits, où chacun des frères et sœur revendiquait une place qu'il a fini par trouver. Un jour, la météo passe du coq à l'âne Cocoricoco le temps est ensoleillé, lumineux à l'est Hihan-Hihan une pluie fine, légère se déverse de quelques nuages à l'ouest de la terrasse, celle-ci délimitant le passage du soleil à l'averse.
Après la course matinale, nous pratiquons le canoë ; nous avons pris un abonnement mensuel à l'association Vakala. Première tentative, je me mets à l'arrière, nous avançons en zigzag, le canoë tangue, la distance s'allonge démesurément jusqu'à l'ilot Tekaviki, but de notre traversée. Je suis l'aîné des garçons, le guide naturel de la famille mais je dois m'effacer au retour devant sa capacité à manœuvrer supérieure à la mienne, il se révèle meilleur à l'arrière pour mener le canoë que moi, nous avançons en cadence, nos pagaies plongent harmonieusement dans l'eau limpide du lagon, droit au but. Le souffle revient, s'améliore à chaque sortie, nous sommes capables de tenir un peu plus longtemps sans nous reposer. Nous partons face à un vent violent, les vagues porte le bateau vers les hauteurs, nous plongeons derrière dans des crevasses, nous labourons avec les rames à l'unisson l'océan, droite, gauche, droite, gauche pour progresser coûte que coûte, vaille que vaille ...
Depuis l'ilot Tekaviki, nous marchons à marée basse pour visiter la face ouest des ilots Luaniva et Fugalei, nous flânons sur ces trois ilots, discutons, nageons sous un soleil vif-ardent qui se déploie dans le ciel, dans les cœurs.


 
La fraternité, c'est le soleil

Il pratique aussi le catamaran une après-midi, mais je ne peux l'accompagner, je dois travailler ce jour là. Nous prenons rendez-vous pour une deuxième journée catamaran, mais c'est un véritable déluge qui s'abat dans la matinée, nous sommes obligés d'annuler. Dans l'imaginaire métropolitain, les iles du Pacifique sont associés au soleil. C'est une vérité incomplète, Wallis c'est le soleil et la pluie inextricablement liés, indissolublement noués pour l'éternité, parfois se superposant dans l'alliance de la lumière et de l'eau, parfois se succédant dans des courses vives, passionnelles. Il a eu de la chance pendant son séjour, il a fait beau, mais le ciel a soudain dégorgé ce samedi une colère incroyable, spectaculaire. Nous étions en voiture, les trombes d'eau s'abattent dans une mitraille dense, épaisse, sans fin, les essuie-glaces sont incapables d'essuyer la vitre avant lorsque nous roulons dans d'immenses flaques, l'eau débordant des fossés qui longent la route éclate en grandes gerbes aveuglantes. Et enchantement ; cette eau qui dégorgeait de la terre, des bas-côtés s'était asséchée en fin de journée, nulle trace de l'avalanche qui s'était écrasée sur nous.

Le soir, fatigué par la journée commencée très tôt, nous nous couchons de bonne heure. Notre corps suit le rythme du soleil, qui sur cette île se lève quasiment toujours vers 6 h et se couche vers 18h, avec une amplitude très faible entre hiver et été.


Les journées de détente sur les îlots

Autre activité majeure durant son séjour, les excursions sur les ilots. J'ai privilégié la visite de ceux du sud, qui présentent l'avantage d'avoir un tombant sur lequel nager devient un immense plaisir visuel, en utilisant le masque et le tuba. Première sortie vers l'îlot Saint Christophe, un bout de terre minuscule qui surgit du lagon comme une arche verdoyante miraculeuse. Nous y allons avec un taxi boat vers 9h du matin, l'îlot est désert et nous serons les seuls pendant toute la journée. Nous enfilons les palmes, le masque et le tuba, direction le tombant de Saint-Christophe. Celui-ci s'est quelque peu abîmé avec le cyclone, mais les coraux renaissent, reprennent vigueur ; les poissons reviennent progressivement le peupler. Nous longeons le tombant pour explorer ses recoins, traquer les poissons qui s'enfuient au début lorsqu'elles détectent notre présence, mais s'habituent peu à peu à nous pour revenir se faufiler dans les interstices des coraux.

Petite sieste dans le hamac pour Cihan, tandis que je repose sur la serviette. A son réveil, il tente de grimper sur un arbre pour attraper une noix de coco


  L'homme descend du singe, c'est une certitude

Il y réussit. Il se saisit du coupe-coupe que j'ai emmené avec moi pour tailler une fente dans la noix et goûter ainsi à l'eau légèrement sucrée de ce fruit fraichement cueilli. C'était paraît-il un de ses rêves.


 Un rêve exaucé …

Après le repas, je l'emmène en haut de l'île, à l'oratoire Saint Christophe, avec la statue de ce saint légendaire qui porte sur une de ses épaules le Christ. Comme à chaque fois que je monte sur ce promontoire, une nuée d'immenses libellules rouges écarlates bourdonne sur la végétation qui resplendit au soleil juste à côté de ce petit sanctuaire. En début d'après-midi, il prolonge sa sieste tandis que j'en profite pour nager dans le lagon.


Deuxième excursion, cette fois-ci vers l'îlot de la Passe. Celui-ci est très plat, s'étire en longueur comparé au précédent, mais il est surtout celui qui dispose à mon avis du plus beau tombant, et il présente aussi l'avantage d'avoir dès les premiers mètres des patates affleurant près de la surface où se pressent de nombreux poissons. Le bassin qui borde l'ilôt est un immense aquarium en plein air, nous enfilons le traditionnel PMT (palmes-masque-tuba) de rigueur, direction le royaume des merveilles. Lorsqu'on débouche sur le tombant, à chaque fois, un essaim de vivaneaux s'enfuit, effrayé à la vue du grand corps qui vient de surgir en surface. Je me gargarise, j'inspire la crainte, je suis pire qu'un requin, je suis la terreur du lagon ;-) C'est ensuite la lente progression le long des coraux, je plisse les yeux pour guetter la faune, avec au menu du jour les visions multicolores des perroquets, balistes clowns et titans, poissons cochers et poissons-papillons, … Au retour, Cihan s'improvise roi du barbecue pour un délicieux repas.

Nous revenons une deuxième fois sur cet îlot, invités sur le bateau de Michèle et Pascal. Après la visite du tombant, mon frère me propose d'aller vers la grande barrière d'écume qui jouxte l'îlot de la Passe. Nous marchons vers le récif, au fur et à mesure que nous nous en approchons, l'eau commence à envahir l'espace, d'abord par petites flaques que nous sommes obligés de traverser, ensuite par grandes étendues dans lesquelles nos pieds puis nos mollets pataugent. A l'extrême bord de la barrière récifale, l'eau se déverse vers le lagon tandis que devant nos yeux se déploient l'immense nappe de l'océan ainsi la gigantesque coupole du ciel qui convergent vers la barre d'horizon. L'image de cette fragile écume porté par le bord ourlé des vagues naissant à l'infini, se déployant sur l'océan pour déambuler dans une course folle, allègre, s'unissant aux autres, se défaisant, se recomposant sans cesse pour venir s'échoir dans le lagon me fait invariablement penser à ma vie, éphémère corps apparu dans le temps, chair et esprit déambulant une durée infime, dérisoire dans l'espace, côtoyant, se mêlant à d'autres corps pour aller mourir, je l'espère apaisé, sur un rivage dont j'ignore le nom.
Au retour, place à un nouveau barbecue. Cuisinier en chef, Pascal sollicite l'aide d'un petit mitron, rôle que j'accepte humblement, pour surveiller la cuisson des viandes. Petit repas entre amis, auquel se joignent des bernard l'hermite, attirés par l'odeur de nos ripailles. Nous leur lançons un bout de graisse ; c'est la ruée vers l'or pour les crustacés dans une indescriptible mêlée, se piétinant leur carapace à tour de rôle, se chevauchant farouchement pour arracher une mince part du butin, bientôt dépecé, sauvagement déchiqueté par les pinces des affamés.
Après un petit repos salvateur, Pascal et Michèle nous proposent de nous rendre sur l'ilôt des Lépreux. C'est marée haute, le bateau se faufile avec précaution dans un chemin tracé entre les patates. Nous accostons pour monter vers l'oratoire Sainte-Thérèse au milieu de frangipaniers aux fleurs légères comme des plumes.

Les vahinés du Pacifique ;-)

En haut, au delà de la vue somptueuse, le surplomb donne un petit frisson, un sentiment de vertige car il tombe à pic le long de la falaise. Pascal nous fait remarquer près de la paroi un banc de bébés requins à pointe blanche, une petite vingtaine d'entre eux frétille dans l'eau en contrebas. Au retour, nous essayons avec le bateau de nous en approcher, mais ils ont disparu, dévastés de peur devant l'ombre, la menace des frères Kilicoglu ….
Le bateau tressaute, frappe l'eau quand Pascal accélère pour rentrer. Le soleil avant l'étourdissement final darde ses derniers rayons, se déverse sur la surface liquide, se fragmente ; les miettes de l'immense festin illuminé dansent dans le lagon réfractant dans un ultime éclat les traces des secondes, des heures envolées captées dans les cœurs.
 
Règlement de comptes à O.K Corral

Une violente, subite querelle explose entre nous au début de son séjour. Je l'agrippe, le projette au sol d'un coup de poing rageur en criant "C'est  moi !". Il se relève, lance vigoureusement son crâne vers ma tête en hurlant "Nan, c'est moi !", j'entends mon os nasal qui se fracasse Bang en pulvérisant le cartilage que je sens flotter dans un liquide visqueux que je devine être une mare de sang. A l'aveugle, je lance un coup de genou qui vient se loger par miracle entre ses cuisses, il s'affaisse mais m'entraîne dans sa chute. La lutte acharnée, haletante se poursuit, nous trempons, aveugles et sourds dans le sang, la sueur ...
Objet de la querelle ? Qui est le plus maigre entre nous … J'ai longtemps porté le surnom de « Gros lard » dans la famille à partir de 18 ans en raison de mon poids qui s'était subitement élevé au début de l'âge adulte, lié à une mauvaise hygiène alimentaire. J'ai maigri à 34 ans, Cihan, de douze ans plus jeune, a pris du poids à son tour et m'a remplacé dans le rôle de « Frère Dodu ». Il a maigri à son tour mais je gardais une meilleure ligne que lui. Horreur, à mon retour en métropole en début d'année, me voilà de nouveau affublé de kilos supplémentaires … 1 – 0 en sa faveur.
Je ne m'avoue pas vaincu, deux semaines avant son arrivée sur le territoire, je m'astreins à un régime alimentaire strict. Illumination en moi, je propose de liquider la dispute dans la cuisine en se fiant à l'arbitrage impartial, équitable d'une balance. Je me pose sur celle-ci, l'aiguille tangue, oscille, vacille pour se fixer sur 69 kilos, j'ai perdu 2 kilos et demi depuis la dernière pesée en métropole, le poids de Cihan était supérieur à ça il y a quelques semaines, je prie intérieurement. Il monte à son tour sur la balance, celle-ci, traîtresse infâme, véritable scélérate, prend le parti de mon adversaire, se positionne sur 68 kilos … Et 2 – 0 en sa faveur.
Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie … Je ne m'avoue pas vaincu, pendant deux semaines, je pratique le sport de façon assidue, je me dépense bien plus que lui. Je sais qu'il a l'avantage de l'âge, qu'il peut perdre du poids beaucoup plus facilement, il se permet de boire davantage que moi, grignote des apéritifs lors des soirées entre amis, se sert du plat principal deux fois, je reprends espoir. Deuxième rendez-vous, lundi, jour de son départ, nous revenons de la course du matin, je n'ai pas bu une seule goutte d'eau de la bouteille que nous emmenons à chaque fois pour éviter les quelques grammes supplémentaires du liquide dans mon corps, je sors la balance et lui enjoins de monter dessus, il a oublié que nous devions passer à nouveau devant le juge. Il se pèse : 66 kilos, il a maigri de deux kilos, je blêmis, je monte vers l'échafaud, le bourreau me projette la pointe de son implacable aiguille au visage : 68 kilos. Et un, et deux, et 3 – 0

Je ne m'avoue pas vaincu …


Le songe des profondeurs

Sa venue à Wallis lui a permis de concrétiser son rêve de faire de la plongée. Il a passé son baptême hors du lagon, puis il a enchaîné avec les exercices du niveau 1, entrecoupés par les explorations sous-marines. Il a eu la chance de pouvoir apercevoir les requins, dont la présence est relativement fréquente sur certains sites. Son envie de les voir le disputait à la vague crainte liée à la réputation de grand prédateur, d'animal dangereux entretenu par la série des Dents de la Mer, par les articles largement commentés de leurs attaques. J'ai eu la même appréhension mais en réalité les requins n'attaquent jamais les plongeurs, ils n'aiment pas l'odeur humaine et ils sont méfiants par rapport aux bulles innombrables qui s'échappent de nos bouches. Il suffit simplement de les observer avec respect, de ne pas les provoquer, de se fondre en silence dans l'immensité aquatique pour les contempler.

Je l'ai accompagné au milieu de son séjour pour une exploration commune, sur le site du « Couvent » à l'ouest de l'île. Je ne connaissais pas celui-ci, il est particulièrement riche en corail. Durant la ballade se succèdent les coraux cerveaux, semblables à des boules striées évoquant les méandres de l'encéphale humain, les immenses tabulaires, les fungia aux couleurs roses. Sur le chemin, les poissons-demoiselles, l'anémone et son inévitable poisson-clown, les perroquets accompagnent notre déambulation. Au retour, j'entrevois derrière un pilier de corail desséché deux poissons flûtes, au corps fin et allongé, à la bouche en forme de bec. Je tends le bras pour en attraper un, le voici en main, je place ma bouche sur son bec qui pointe comme une embouchure de flûte traversière, je pose mes doigts sur ses branchies, j'émets un mince filet d'air pour mettre en vibration l'instrument, je commence à jouer « la sonate de la fraternité » en la majeur. Heureusement, le poisson, compréhensif, fraternel, se prête au jeu, s'élèvent quelques bulles sonores qui commencent à résonner dans l'espace aquatique …
Premier mouvement – allegro ; j'entonne un air vigoureux aux accents printaniers, allègres qui dansent dans l'eau, les bulles explosent dans des battements vifs, insensés. J'entends que s'élèvent non loin de là, en contrepoint, les battements de cœur de mon frère qui retentissent comme les touches de piano frappant une corde, vibrant à son rythme, les deux mouvements se superposent, s'opposent dans un mouvement d'émulation, d'énergie communicative enthousiaste. Deuxième mouvement – andante ; la cadence se ralentit, l'air s'emplit d'une vitalité sereine, originaire de l'enfance, quelques mouvements d'angoisse, de peur, de colère frôlent, interpénètrent le duo flûte-piano qui alterne mais s'élabore un thème mélodique commun, empli de ferveur, de grâce. Troisième mouvement – presto ; j'entonne un air optimiste et tendre auquel répond la tonalité rapide, volubile des battements de mon frère pour se fondre dans un final rieur.
Je me rends compte que je n'ai plus de souffle, je dois reprendre l'air de mon détendeur, je suis perdu, apeuré, seul dans l'immensité. Mais je perçois vaguement en moi la présence du groupe quelques centaines de mètres plus loin, en battant vigoureusement des palmes, je suis de nouveau sur leurs traces Ouf personne n'a remarqué mon absence ;-)


Deuxième exploration le dimanche suivant au site de « La Faille Blanche ». Malheureusement, peu de poissons au rendez-vous hormis un gros napoléon, poisson d'une envergure de près de deux mètres, à l'allure débonnaire et craintive. Le site est constitué de tunnels au fond sablonneux parfois très étroits dans lesquels il faut s'engager avec précaution, la tête puis le torse encombré de la bouteille, remuer doucement les palmes pour éviter d'effleurer la roche. Mon frère est devant moi dans l'un d'entre eux, il se tourne vers moi, rieur, je le vois agiter  ses palmes pour soulever le sable qui m'aveugle, je me précipite dans le prochain tunnel devant lui pour en faire de même à mon tour ... En une semaine, ses progrès sont perceptibles, il est moins agité dans l'eau et sa consommation d'air a nettement diminué, il arrive à se déplacer avec économie, à se mettre au diapason de l'espace ambiant, serein, silencieux, apaisé.

Visite de l'île : Vue du ciel ; Vue de la terre

J'ai profité de son séjour pour réaliser un tour de l'île en ULM. L'aéroclub du lagon se trouve à quelques petites encablures de la maison, dans un hangar près de l'aéroport, nous y sommes allés vers 8h30 après avoir pris au préalable un rendez-vous. Nous sommes tous les deux surpris par l'ULM, nous nous attendions à un engin en forme de deltaplane, il s'agit davantage d'un très petit avion, le moniteur nous explique que le sigle signifie en anglais les engins volants très légers. Je laisse Cihan s'envoler en premier, j'attends patiemment son retour.


Envole moi

Je m'installe, le pilote me donne les explications, en cas de crise cardiaque du pilote, je dois actionner une manette qui active le parachute de l'engin Oups … Nous nous dirigeons vers la piste mais nous devons patienter, l'avion qui arrive de Futuna déboule en bout de piste. Le pilote dialogue avec la tour de contrôle qui lui indique des rafales de vent d'est à 16 miles par heure. Nous roulons lentement sur la piste, il fait demi-tour, accélère et en quelques mètres nous voilà aspirés par le ciel, je suis surpris par la soudaineté, la facilité de l'envol, il m'explique que c'est lié au poids très faible de l'ULM. Nous commençons le tour de l'île en allant vers l'îlot le plus au nord, l'ilot aux Oiseaux, puis il longe la barrière de corail. Je lui demande quelle est l'incidence du vent, il m'explique que cela l'oblige à se mettre en biais par rapport à la direction des rafales, je me rends compte de l'orientation du fuselage, l'avion avance comme un crabe. En haut, l'île prend sa réelle dimension, minuscule lopin de terre perdu dans l'immensité aquatique. Éphémère, fragile, la barrière de corail qui entoure Wallis protège l'île comme une chrysalide des agitations de l'océan, tandis que l'activité humaine que l'on perçoit, voitures, hommes pressant le pas est celle de fourmis frénétiques, zigzaguant vaguement vers un but illusoire. A l'intérieur du crabe volant, je vois quelques tâches d'écume qui  dansent par grappes à la surface de l'eau, je suis sidéré par le déplacement très rapide de l'une d'entre elles mais je comprends qu'il s'agit en réalité de la trace des ailes d'un oiseau qui vole au ras de l'eau, fusant dans l'espace. Le moniteur cite tous les ilôts que nous survolons Nukuteatea, Nukuhione, Nukihifala, …

Îlot de Faioa en forme de « F »

Nous remontons vers le nord le long de la côte ouest, elle est véritablement déserte, très peu de villages et d'habitations, aucun îlot face au rivage, seul l'océan incommensurable qui happe le regard. Les ruines du fort tongien sont perceptibles tandis que les deux immenses cratères de deux lacs volcaniques se détachent de la verdure, gisant comme de vastes yeux dévidés. Nous nous approchons de la piste, je ressens les agitations, les turbulences au fur et à mesure que l'avion descend. Quand les roues touchent le sol, tangage, le choc est abrupt, inhabituel.
Autre visite de l'île, en voiture. J'ai emmené Cihan une matinée faire un tour des principaux points d'intérêt de Wallis. Le patrimoine de l'île est essentiellement constitué d'églises et de sites chrétiens. Nous avons commencé par un oratoire situé au carrefour de la RT3 et de la RT2, avec l'inattendue image d'un Christ qui gît au milieu des cocotiers. Petite montée vers le Mont Halo où se trouve le couvent des Carmélites, qui permet d'avoir un point de vue surplombant les flancs est et ouest. Visite de la chapelle Saint Jeanne d'Arc, de l'église Saint Joseph, de l'église du Sacré Cœur en forme de gâteau de mariage, constituée de tourelles emboîtées, et de la cathédrale. Je l'ai emmené au fort tongien, sur un point surélevé qui donne une vue sur la principale passe du lagon en cas d'attaque ennemie ; quelques murs d'enceinte, des postes de guet pour les soldats et les ruines de la résidence du chef coutumier sont conservés depuis des siècles et régulièrement débroussaillés au milieu d'arbres magnifiques. Un promontoire près de la station de radio et télévision de Wallis au sud de l'île qui domine à l'est l'océan Pacifique permet d'embraser en un seul regard les îlots du sud, le lagon et l'océan.
Je l'ai conduit à mes deux sites de prédilection. Tout d'abord, la chapelle Saint-Pierre Chanel située à l'ouest de l'île. Cette partie est très peu habitée, la route qui y mène n'est pas goudronnée, cahotante, quasi impraticable en cas de forte pluie. Et au fond de nulle part, vous débouchez sur un espace clos où repose la chapelle à quelques dizaines de mètres du lagon. Elle n'a rien de remarquable avec ses pierres grises aux interstices rehaussés de blanc, son balcon bleu où trônent trois statues dont celles du Christ et de Saint Pierre Chanel à sa gauche, ses toits rouges, mais elle est touchante par sa petitesse, son humilité. Improbable, miraculeuse construction née de la foi humaine déposé sur l'extrême rivage d'une île perdue dans le Pacifique, faisant face dans le silence, l'indifférence aux vagues qui viennent mourir à quelques mètres, s'imprégnant lentement, silencieusement de la beauté impassible de la Nature pour se fondre en elle dans l'éternité.
En continuant sur la RT1 qui mène via un léger détour à la chapelle, après une petite croix sur le chemin, on accède au lac volcanique Lalolalo. Celui-ci se déploie en contrebas dans une immense crevasse circulaire aux flancs à pic entourée d'une végétation dense dont les fastes verts se reflètent somptueusement sur l'eau.


Le lac Lalolalo

Jeu de l'écho : vous vous tournez vers votre droite, vous criez très fort, vous entendez les vibrations sonores qui se répercutent sur la paroi, qui tournent le long de l'espace et qui reviennent vous frapper comme un boomerang de la gauche ; le rendu du son est ici remarquable compte tenu de la profondeur de la fosse, de la circularité quasi parfaite du cratère, la trajectoire tourbillonnante de l'écho est étonnante, déconcertante. Je propose à Cihan d'y jouer, il crie spontanément le nom de sa fille, le prénom déboule, ripe le long de la falaise, se multiplie, revient vers nous « Sé-line, Sé-line, Sé-line, Sé-line, Sé-line, Sé-line ». Pour ne pas faire de jaloux, je lui dis de gueuler aussi très fort aussi le prénom de son garçon, les syllabes « Ay-den » réalisent le tour du cratère comme celui d'un cœur pour rebondir allègrement vers nous. Il a écourté ses vacances d'une semaine pour les revoir, les prénoms emmêlées de ses enfants tournoient, se poursuivent sans fin depuis ce jour autour du lac dans une ronde joyeuse et fraternelle ...
La visite s'est déroulé le matin de son départ, nous sommes deux heures plus tard devant l'aéroport. Il repart, les fleurs se sont converties en coquillages, empreintes durables, impérissables de l'instant présent fixé pour l'éternité.

Coquillages en auréole
  

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