mardi 11 novembre 2014

Le temps des adieux à Wallis-et-Futuna

La fin de mon séjour à Wallis-et-Futuna s'approche, inexorablement. Il ne me reste que quelques mois avant le départ définitif. Quatre années d'une vie, somme à la fois considérable et brève … Je suis venu ici grâce à ma profession. Expérience originale, passionnante et enrichissante, je n'ai cessé de passer du coq à l'âne. J'ai lancé un fier Cocoricoco quand je maîtrisais quelques procédures, d'autant plus qu'ici un inspecteur des finances occupe un rang plus élevé qu'en métropole sur ce territoire minuscule et qu'il peut se voir confier des tâches plus valorisantes, devenir l'interlocuteur direct d'un préfet, d'un secrétaire général, d'un vice-recteur sur certains dossiers. Mais la vérité exacte, c'est que j'ai été forcé de braire Hi Han Hi Han, je me suis transformé bien plus souvent en âne compte tenu de la complexité des dossiers, le travail que j'effectue ici impliquerait une vingtaine de personnes au moins en métropole, il nécessite une très grande polyvalence difficile souvent à mettre en œuvre. Je l'ai fait du mieux que j'ai pu, je garderai le souvenir de tâches impossibles, inimaginables en métropole, de mes appels à la foule lors des tournées de pension pour personnes âgées « KO- LO - PO – POOOO », de m'être mis à quatre pattes pour nettoyer le sol du nouveau bâtiment des finances publiques, de mes ventes à la criée lors des enchères à Futuna ou Wallis, d'avoir fait de la spéléologie pour nécessité de service pendant mes heures de travail, de m'être transfiguré en Rapetou, d'avoir vu se broyer, s'envoler en mille morceaux pour devenir poussière l'objet inanimé des rêves, des aspirations matérialistes de tout un chacun ...
Les ventes aux enchères à Wallis

Je suis venu ici avec l'idée de réaliser des voyages dans le Pacifique, et tel Tintin j'ai exploré des contrées inimaginables, qui faisaient partie de l'ordre du rêve quand j'étais en métropole : songes éveillés, les visites de deux îles de Fidji, de la Nouvelle Zélande, du Japon, de Sydney à deux reprises ainsi que du Vanuatu ont scandé mon séjour. Expérience intime, je suis venu ici pour lire, approfondir quelques questions qui me passionnaient ; dans une période de solitude voulue ou subie, c'est selon, et dans un recueillement intérieur, je me suis plongé dans des lectures poétiques ou philosophiques, rencontrant en chemin Montaigne, Spinoza, Nietzsche. Expérience littéraire, je suis venu ici pour me plonger dans ce blog, développer mon souffle d'écrivain, par petits essais comme les pas projetés devant soi d'une course de longue distance, écrire des articles composés avec frénésie ou douceur c'est selon, avec persévérance et amour toujours. Je sais que je prolongerais sans doute quelque temps, une année peut-être, les exercices de mon blog à mon retour en métropole.

Je me suis rendu une dernière fois à Futuna pour remplacer une collègue, j'ai procédé aux virements urgents et au paiement des pensions pour personnes âgées. Ce sont les derniers vestiges d'une société qui disparaît que j'observe, il demeure sur cette île plusieurs personnes très âgées qui n'ont jamais eu de pièce d'identité pour la simple raison qu'ils n'ont jamais quitté ce territoire, enfant perdu du Pacifique … Je leur donne l'argent qui repose dans les enveloppes, mince somme qui reconnaît le lien qui les unit à une lointaine contrée dans laquelle certains n'ont jamais mis les pieds, que je vais bientôt retrouver, ils me remercient en règle générale avec effusion dans leur langue Malo Malo ...

Deux jours avant mon départ de Futuna, en fin d'après-midi, j'ai pris mes cliques et mes claques depuis l'hôtel, ainsi que mes baskets au passage, pour courir une dernière fois sur la terre futunienne. Clic Clac mes pas ont commencé à résonner sur la route circulaire de l'île, direction Est. C'était ma première course depuis le semi-marathon de Sydney. Je prends la direction contraire au soleil qui se couche derrière moi, les vagues à ma droite entonnent leur psalmodie bleue et blanche. Je passe devant la maison que j'ai occupé une semaine, il y a quelques mois de cela, où dans un climat de pluie perpétuelle, je voyais, depuis le balcon, pendant de longues heures, la vaste respiration de l'océan fluer, refluer sur le platier, la frange écumeuse des vagues inégales venir délicatement, ou en furie bondir sur les flancs de Futuna. Je dois parfois m'effacer pour laisser passer les voitures, j'avance comme dans un rêve, je vais bientôt traverser le pont qui marque le passage entre les deux royaumes d'Alo et Sigave. Durant mon séjour, le roi d'Alo a été intronisé, le roi de Wallis a été destitué, et toujours nul roi à Sigave. Ainsi vont les éphémères destinées humaines, misérables ou glorieuses, discrètes ou fracassantes, tandis que les vagues déroulent leurs infinis ourlets sur le rivage, que l'océan déverse ses éternels soupirs. Clic clac je traverse le pont, je pénètre dans un autre royaume, que vais-je y découvrir ?

Passage entre deux royaumes

Quelques jours plus tard, je cours à Wallis. Mes pieds sont lourds, ces quatre années sur l'île m'ont fait basculer définitivement vers le début de la vieillesse, je sens que mon corps s'est rétréci, que mon souffle est devenu incapable de creuser dans mes organes comme autrefois. Je sens tout le poids de la terre qui m'appelle, qui entame le lent travail d'engloutissement de la matière qui me compose, nulle échappée concevable, imaginable vers le grand ciel à peine troublé de quelques nuages. J'ai eu aussi la tristesse de perdre deux collègues de travail que j'appréciais durant mon séjour : Demain la mort … Je ressens l'importance de continuer à faire travailler ce corps, à lui infliger des séances de course pour prendre sa mesure. S'agit-il de vaincre dans un effort vain la vieillesse, ennemi impitoyable ? Non, je dois faire de mon corps un compagnon aimant puisqu'incontournable. Mon corps a grandi, s'est renforcé, s'est maintenu et butte désormais contre un obstacle infranchissable, comme un cheval qui se cabre il doit refluer en arrière malgré mes exhortations, il faut que je m'habitue au chemin de retour, que je capte les sensations impossibles à percevoir plus jeune. Premiers pas Boum Boum immédiatement le sang pulse dans mes veines, un peu plus vite, un peu plus fort. Je connais grâce à une montre GPS que je porte au poignet de temps en temps la distance exacte que je vais parcourir six kilomètres Tic Tac Tic Tac chaque mètre et seconde peut désormais être décomposé, décortiqué, analysé. La substance de mon corps vibre, ma montre reçoit un lointain écho de satellites qui vibrionnent autour de la Terre, je suis en lien avec ces satellites mais je sens que ma propre substance est en lien bien plus profond avec l'immense cosmos, ses étoiles explosantes comme des passions enflammées, ses galaxies qui s'éloignent comme des amours passées, ses comètes qui nous frôlent comme des espérances inextinguibles. Les battements de mon cœur, ses particules, ses électrons résonnent en accord profond avec l'Univers, la petite horloge de mon être vibre en résonance étroite avec celle à mon poignet, avec la grande horloge cosmique.

Je commence à petites foulées, j'entends un léger bourdonnement, un souffle infime qui chante à mes oreilles. Je lève les yeux pour observer la cime des arbres, cocotiers à quelques mètres, pins encore plus haut mais je ne distingue aucun balancement des épines et des palmes. C'est moi qui provoque ce vent me dis-je, j'accélère pour m'en assurer, je suis heureux de constater que mon corps par la grâce de ma course est encore capable de provoquer ce bruissement, je fais encore partie de la rumeur du monde. Je suis à ma juste mesure dans le temps et l'espace, un simple atome au regard de l'organisation infiniment complexe du monde, traversé par les vibrations de la pensée, mon corps comme une toile d'araignée capte toutes les nuances, les couleurs, les matières de cette fin de jour pour les projeter avec douceur dans mon être intime. Après une petite pente que je monte à très petits pas, je tourne à droite, se déroule sous mes pieds une vaste route cendrée, couleur brune, qui relie la RT1 à la RT2. La perspective de la cime des grands pins se prolonge vers l'ouest, l'ombre des deux côtés accompagne ma course nonchalante, la ligne filante des arbres se termine en pointe alors qu'un beau soleil lointain éclaire la base de ce grand V avant le grand basculement vers sa tanière. Je me précipite vers lui quand je tente une légère accélération, comme la veille lorsque j'étais en vélo. Je tentais la montée d'Afala comme à chaque fois que je voulais sonder mon souffle, mettant pied à terre à chaque fois que je suis en petite forme. La montée s'éternisait, j'étais au bord de la rupture lorsqu'au détour d'un virage, j'ai pris l'éclat d'un soleil démesuré en pleine face. Je m'arc-boutais sur les pédales pour ne pas abandonner, les dents serrés, position en danseuse, moi le danseur, je m'élançais vers le feu ardent, les photons me traversaient de part en part en une fraction infime de temps, collision gigantesque, douce qui me revigorait, me ressuscitait.

Je reviens sur la route cendrée, le soleil a disparu, les ombres de chaque côté ont recouvert le chemin , la terre a pris une couleur chair vif. Je tourne à gauche pour reprendre la route Malae Loka qui mène chez moi. Je cours à droite sur le sol meuble de la route car le centre est rempli de graviers dangereux, sur l'extrême bord à côté de ma course se dressent des pylônes en béton ainsi qu'en bois, les premiers supportant trois câbles électriques principaux, les autres deux fils secondaires. Ces cinq fils tendus de pylône à pylône que j'embrasse du regard lorsque je lève la tête composent les longues lignes d'une partition sur lesquels trois oiseaux suspendus attendent la montée du soir. Une quasi pleine lune que je distingue entre les portées monte, descend légèrement au fil de mes foulées. Mon souffle rauque, exténué s'élève par saccades, s'agrippe délicieusement, délicatement aux câbles comme un oiseau aux pattes crochues. Parcouru par le courant électrique mes bouffées d'air s'enchâssent définitivement aux lignes, se transforment par un enchantement intérieur en points blancs et noirs, brillants, inaltérables qui forment les notes d'une mélodie qui s'élève, se creuse en moi. Les trois oiseaux s'envolent, emportant dans leur cœur cette musique pour l'emmener vers vous à travers ciel, nuages, pluie et soleil.


Partition de joie sur Wallis

Retentit en moi la joie, fabuleuse étincelle projetée par la course des soleils vertigineux du cosmos. Il me reste une dernière petite bosse à franchir, je vais tenter d'accélérer encore une fois.



mercredi 10 septembre 2014

My friend Yoshiko : Des origamis en écho sur la terre

Randonnées sur l'île


Comme chaque matin, nous devisons tranquillement au petit-déjeuner. Je demande à Yoshiko comment elle est devenue chrétienne. Je sais que la majorité des Japonais sont shintoïstes ou bouddhistes, mais j'ai constaté aussi grâce à mon voyage au Japon que le syncrétisme régnait, qu'ils étaient souvent des deux confessions selon les occasions. Par contre, la religion chrétienne est très minoritaire. Elle me dit qu'à une période difficile de sa vie, elle passait près d'une église non loin du restaurant de ses parents, qu'elle a vu l'inscription « Frappe à la porte et entre », qu'elle est entrée, qu'elle a trouvé ce qu'elle cherchait. Elle résume la religion chrétienne par le fait que le bien que l'on veut pour soi, on le veut aussi pour l'autre. Une autre formulation du fameux commandement chrétien demandant d'aimer l'autre comme soi même. Chemin faisant vers le sud, je m'arrête pour qu'elle puisse prendre en photo l'église du Sacré-Coeur aux tourelles emboîtées, qui me fait toujours penser à un gâteau de mariage, où un Christ trônant dans l'une des tours tend ses bras pour embrasser le monde entier.


L'église-du-gâteau-de-mariage

Nous devions prendre le taxi-boat pour un îlot du sud, mon préféré de Wallis, celui de la Passe. En arrivant, je ne vois personne sur le canot à moteur qui nous emmène vers les îlots. Je me souviens avoir réservé deux jours plus tôt en passant lors de la visite d'une église mais j'avais dit que je confirmerai mais je ne l'ai pas fait Aïe ça se présente mal. Nous attendons une peu, mais rien à faire, pas de pilote à l'horizon. Je m'enquiers de son domicile auprès d'un villageois qui tond sa pelouse, je toque à la porte mais il n'est pas là. Je cherche un autre pilote qui habite non loin de là, mais je joue de malchance, je toque plusieurs fois, personne pour m'ouvrir. Je tente d'aller vers l'association Vakala pour profiter des îlots du centre Toc Toc Toc il n'y a pas d'activité le lundi matin. Je dois donc changer mes plans, la journée se transforme en randonnées dans la nature. Je montre d'abord à Yoshiko le Christ au carrefour du nord puis l'église Saint-Pierre et Paul non loin de là, puis direction la pinède derrière le mont Loka où je courais fréquemment au début de mon séjour. Je tente d'emprunter différents chemins, mais les sentiers n'ont pas été refaits, ils ne sont plus nettoyés depuis le cyclone qui date pourtant de plus d'un an. Parfois, ce sont des grands arbres qui barrent la route, parfois ce sont les bruyères folles très hautes ou les ronces denses. Mais nous passons tout de même près d'une heure et demie à errer de sentier en sentier, de petits papillons s'ébattent comme des vibrations de l'âme quand nous foulons les herbes, les fleurs sauvages. Un très léger vent souffle balançant les arbres, caressant les palmes des cocotiers, effleurant les épines des pins et traverse l'être comme un songe. Nous tentons d'avancer de temps en temps malgré la végétation touffue, nous nous retrouvons ensevelis dans des écrins de verdure, il faut revenir en arrière.


Yoshiko au milieu des bruyères

Je lui propose l'après-midi de faire une randonnée vers le mont Lulu dont je connais les chemins de randonnée grâce à des excursions en vélo avec des amis. Toutefois, elle insiste pour retourner vers le lac Lalolalo, je l'emmène alors pour une troisième fois vers ce lac qui la fascine. Je sais parfaitement qu'elle veut encore jouer au jeu de l'écho, elle veut tenter encore une fois de crier suffisamment fort pour que les falaises lui répondent. Nous descendons très progressivement vers le petit espace d'où je me penche et je crie, c'est relativement dangereux en raison de l'abondance des ronces, des herbes hautes qui cachent la vue, je reste à un bond mètre du bord vertigineux du précipice qui débouche sur la surface du lac à des dizaines de mètres en contrebas. Mais ses tentatives sont vaines, elle n'a pas assez de souffle, de coffre, elle fait plusieurs essais, sa voix fluette s'envole à droite mais nul retour à gauche tandis que je lorsque je lance son prénom à droite, quoiqu'il arrive il revient sans coup férir, en pleine grâce, à gauche. Lorsque nous remontons, une libellule noire aux deux paires d'ailes moirées, vibrantes, chatoyantes, s'ébat devant nous, se pose sur les feuilles, les fleurs, semble nous suivre un long moment alors que nous visitons les lieux.


Dragon volant noir

Je décide de l'emmener en randonnée aux Marais Sanglants, site qui se trouve non loin de là accessible à pied, lieu d'une grande bataille par le passé entre les tribus de l'île où s'élève de somptueux arbres aux racines immenses, onduleuses. Comme le matin, le chemin se révèle impraticable mais cette fois-ci pour cause de boue, la saison des pluies plus longue cette année que les années précédentes n'a pas permis l'assèchement des sols. Je tente de prendre un nouveau chemin de traverse pour aller vers un endroit inconnu mais les flaques d'eau nous barrent encore la route. Je me résigne à marcher sur la route territoriale, je décide de l'emmener à nouveau voir la chapelle Saint-Pierre Chanel, elle est enthousiaste à l'idée de revoir l'église-du-bout-du-monde devenue aussi depuis deux jours l'église-du-coucher-de-soleil. Lorsque nous arrivons, un soleil éclatant illumine la face du lagon. Nous nous séparons et nous amusons à monter à la terrasse du premier étage elle par la gauche, moi par la droite car deux escaliers symétriques de chaque côté de l'église y mène, nous arrivons en haut synchronisés Bing nous posons le premier pas ensemble sur le carrelage. Le lagon s'étend jusqu'au bout de l'horizon pour embrasser l'océan et se fondre en lui, le soleil se voile un instant entre quelques nuages, puis il se réfléchit à nouveau sous la forme d'un bloc de lumière de la taille d'un lac, éclatant de  scintillements, argenté qui se dépose en explosions sur la surface de l'eau à notre gauche, la lumière et l'eau célèbrent dans cet endroit désert leur union fusionnelle, indivisible.


Duo selfie à la chapelle


Nous descendons tranquillement l'escalier à nouveau chacun de son côté, moi à gauche, elle à droite, Yoshiko descend avec des mimiques amusantes l'escalier pour mettre le pied en même temps que moi sur la pelouse.



Escalier qui mène au bout du monde

Au retour, quand nous nous rapprochons du lac puisque nous sommes garés juste devant, elle commence à prendre à grandes bouffées l'air, à s'époumoner très fort de manière comique, je ris aux éclats. Elle ne s'avoue pas vaincu, elle veut jouer encore au jeu de l'écho-boomerang et commence à s'exercer pour les cris avec ces exercices de respiration. Et la voilà qui descend avec d'infinis précautions, aidé par moi à bout de bras, qui tend sa tête vers la droite pour crier avec énergie mon prénom, mais sa voix fragile est incapable de se transporter le long du précipice. Après une dizaine d'essais, sa voix commence à fatiguer elle s'avoue vaincu, je descends à mon tour et le prénom « Yo-shi-ko » retentit allégrement à gauche. Après trois joutes, la première partie, la revanche, la belle, et un, et deux, et trois zéros, je suis vainqueur par KO au jeu de l'écho avec Yoshiko ;-)

En fin d'après-midi, c'est le goûter avec deux amies. Comme d'habitude, notre invitée se met à confectionner des origamis en papier pour les leur offrir, en forme d'arbre de Noël cette fois-ci mais ses doigts agiles confectionnent aussi et surtout comme toujours les fameuses grues du Japon, oiseau symbole de santé, longévité, amour et bonheur dans ce pays.

La légende des mille grues

La légende des milles grues raconte que si l'on plie en une année mille grues  en papier retenues ensemble par un lien Abracadabra grâce à cette guirlande tout ce que symbolise cet oiseau s'offre à vous. La légende est devenue particulièrement vivace depuis l'histoire vécue, tragique et belle, de Sadako Sasaki, jeune fille d'Hiroshima âgée de deux ans au moment où la première bombe atomique de l'Histoire explose sur sa ville natale le 6 août 1945. Vive, joyeuse, adepte de la course à pied, elle semblait avoir échappé à la mort mais neuf ans plus plus tard, après des coups de fatigue, elle fut admise à l'hôpital où on lui diagnostiqua une leucémie, cancer des cellules sanguines, le « mal de la bombe atomique ».

Sa meilleure amie lui raconta alors l'ancienne légende japonaise des 1000 grues et lui apporta un premier origami de cet oiseau. Sadako se mit à confectionner dans la fièvre, l'exaltation des grues du Japon en papier, qui lui permettraient l'espérait-elle de retrouver la course à pied, la maîtrise de son corps, de revoir ses amis, d'obtenir cette santé, cette longévité dont elle rêvait tant tandis que son sang commençait à être gangréné, que les cellules cancéreuses poursuivaient leur long travail de sape dans son corps. Après qu'elle eut plié 500 grues, une brève accalmie survint qui lui permit de quitter l'hôpital. Mais moins d'une semaine plus tard, retour vers sa chambre de malade où elle continua de plier scrupuleusement, méthodiquement ses papiers. A sa mort, elle avait réalisé 644 grues en papier. Terrorisé par l'approche de la mort dont elle percevait les échos, les avancées dans son corps, perspective insoutenable pour une fille qui venait d'avoir douze ans, elle avait même utilisé les étiquettes de ses flacons de médicament pour confectionner les origamis et tenter de conjurer son sort funeste. Bouleversés, ses amis, sa classe finirent de plier les 356 grues restantes et collectèrent de l'argent pour construire un mémorial qui se dresse dans le parc de la Paix d'Hiroshima en l'honneur de Sadako Sasaki et de tous les enfants frappés par la bombe. La statue de Sadako tenant une grue à bout de bras célèbre désormais cette histoire triste. Depuis cette histoire, on offre au Japon un senbazuru, guirlande de mille oiseaux en papier du bonheur à une personne très proche et malade.




La statue de Sadako

Depuis que je l'ai connu, à chaque fois si c'est possible lors d'une soirée, Yoshiko réclame des papiers pour confectionner les grues et les offre autour d'elle avec un large sourire à des enfants, des adolescents, aux amis de ses amis, à toute personne qui lui fait grâce d'une attention. Âme enfantine, enjouée, elle est la réincarnation de cette fille décédée à l'âge de douze ans avec son corps de gamine, elle est l'anti-bombe atomique d'Hiroshima, elle répand autour d'elle des sourires enjoués, elle offre ses origamis en forme d'oiseaux comme un battement de cœur amical, qui sont comme des échos de la profonde bonté, de la gentillesse qui l'anime à chaque instant. Elle a tissé avec tous ces papiers volants une guirlande de l'amitié, une longue chaîne de bonheur qu'elle continuera à tresser à travers le monde.


L'îlot de Nukihafala

Septième et dernier jour à Wallis pour Yoshiko. Et à nouveau sur le bateau la malchance se pointe devant la porte Toc Toc. Le pilote tente de faire démarrer le moteur Crac un bruit suspect. Il démonte rapidement le capot et nous annonce que son moteur vient de le lâcher. Nous abandonnons le lâche, l'ingrat et nous attendons sur la rive qu'il nous trouve un autre pilote en la personne de son oncle mais Aïe Aïe son bateau est aussi en rade donc je dois abandonner l'idée de passer la dernière journée sur l'îlot de la Passe. Comme la veille, je me rabats vers l'association Vakala et cette fois-ci la porte de la chance Toc Toc s'ouvre à nouveau devant nous, nous sommes en mesure d'être transportés sur un ilot. Je choisis de passer la journée sur Nukihifala. Alors que je discute des conditions avec la secrétaire de l'association, Yoshiko se lie avec des enfants handicapés moteur et mentaux pris en charge pour une activité de voile, et au moment où nous nous dirigeons vers le bateau tandis qu'ils montent dans un minibus qui vont les emmener, Yoshiko adopté par les enfants leur fait des signes d'adieu auxquels ils répondent avec effusion.

Je l'accompagne pour un tour de Nukihifala puis nous nous mettons à l'eau à la recherche de la faune et flore. C'est la marée haute, les poissons sont rares ; nous dérivons lentement vers le rivage en nous laissant enrouler dans les vagues, et nous restons un bon moment dans ce jacuzzi improvisé, écumant à fleur de rivage. Après le petit déjeuner et une sieste écourtée, nous revenons à l'eau pour saluer les poissons-papillons qui volent, les poissons demoiselles qui minaudent, un poisson lune gonflé qui fait mine de se croire aussi grosse qu'une baleine. Avant le retour, dernière longue halte vers l'arrière de l'îlot, pour admirer le spectacle incessant de l'océan se jetant contre le lagon, vague débordant, avançant écumeuse, douce jusqu'au point ultime pour refluer, remplacée par la suivante, spectacle du Temps écumant en nous pour toujours se recomposer.

Le lendemain, elle est très tôt éveillée pour le départ. Après l'enregistrement, petit café au bar du premier étage qui offre le spectacle des arrivées et départs. Puis vient le moment fatidique, nous nous topons dans les mains comme à Kyoto avec la promesse de nous revoir : A bientôt « Matane, Matane » ...

mercredi 30 juillet 2014

My friend Yoshiko : Du Soleil Levant au Soleil Couchant

Frayeurs à Nukuhuione

Samedi, nous prenons le taxi-boat avec l'association Vakala pour nous rendre sur l'ilot de Nukuhione. Après avoir déposé nos affaires sur la natte et avoir fait une visite des contours de l'îlot, je souhaite emmener Yoshiko au trou du Diable, petite fosse en profondeur au nord où j'avais vu de beaux poissons et une raie trois années auparavant mais dans mes souvenirs, celui-ci était plus proche du rivage, je dois rapidement renoncer à mon projet . Nous nous promenons avec l'eau à la taille, à la recherche des poissons qui sont rares de ce côté du lagon. Nous nous approchons insensiblement du tombant, les vagues commencent à se faire de plus en plus impérieuses, déferlent vers nous avec force. Yoshiko commence à prendre peur, et se réfugie derrière moi lorsqu'une vague plus haute la percute de plein fouet. Cela devient un jeu, elle attend chaque vague avec impatience et dès que s'approche un rouleau d'écume plus impressionnant, menaçant de l'engloutir en raison de sa petite taille, elle se blottit dans mon dos en rempart en poussant un petit cri de frayeur. Ce jeu de la frayeur et de la joie a duré près d'une demi-heure, elle est capable de s'amuser un long moment comme un enfant avec des plaisirs très simples. Nous nous sommes enfin dirigés à nouveau vers l'îlot sur une zone de platier, avec l'eau bondissant parfois au niveau de nos genoux. Tout à coup, un éclair bleu foncé file, fuse sous la surface, c'est un bébé requin qui fuit à notre approche. Petit à petit, ils se multiplient, c'est une véritable nurserie de bébés requins, ils grouillent à cet endroit et passent comme des zébrures vives sous notre regard. Malgré leur petite taille, un très léger sentiment de frayeur se glisse en moi, ils peuvent avoir une taille de près de quarante centimètres mais dans ce bel oxymore de bébé requin, il y a certes « bébé », il y a aussi « requin » ... Je sens un frôlement sur ma cheville droite et avant même que je réalise, que je prenne peur, je vois le bébé requin foncer derrière moi au large après m'avoir effleuré.

Après le repas, j'entame une petite sieste qui s'étend vers le début de l'après-midi. J'entends du bruit dans ma douce torpeur, je m'éveille et vois Yoshiko juste à côté de moi, un grand sourire, l'air innocent, les yeux écarquillés, me demandant si l'on pouvait faire une nouvelle ballade. Je souris, je comprends par son attitude que c'est elle qui a fait sciemment du bruit pour me réveiller car elle commençait à s'ennuyer. Cette fois-ci, nous entamons une marche vers l'îlot Nukihafala vers le sud qui est atteignable à marée basse. Mais parvenus non loin du trou de la Tortue, je me rends compte que nous avions présumé de nos forces et qu'il serait impossible de rebrousser chemin à temps depuis Nukihafala avant le rendez-vous que nous avions fixé au taxi-boat. Nous revenons lentement et nous profitons de la demi-heure qui reste pour explorer à nouveau le versant nord. Au menu visuel de l'après-midi, trois bébés requins, un très bel oursin accroché sous une roche et un étrange crabe aux petits yeux rouges vifs pivotant sans cesse.

Coucher de soleil sur Uvea

La veille, au restaurant, Yoshiko m'avait demandé s'il était possible de voir un coucher de soleil sur Wallis. Je me suis rendu compte que je n'en avais jamais vu sur l'île car l'ouest de l'île où il serait possible d'en admirer un est quasiment inhabité et me suis dit que le plus bel endroit pour en contempler un serait l'église-du-bout-du-monde, la chapelle Saint-Pierre Chanel. Je l'y ai emmené lorsque le taxi-boat nous a déposé sur le rivage, nous avons attendu patiemment sur la terrasse de l'étage de la chapelle une vingtaine de minutes que le soleil commence à se pencher vers la ligne d'horizon, vers sa future tombe, son doux berceau. Yoshiko me demande dans combien de temps le coucher de soleil aura lieu, je regarde l'heure, il est 17h25, je lui réponds dans environ dix minutes. Elle sort son I-phone, pianote sur son écran à la recherche d'une application téléchargée, et l'écran indique 17h28.

Le soleil déploie dans sa course finale un immense bandeau lumineux qui palpite à la surface, dont les échos dorés explosent leur brillance dans notre iris, les reflets dansent, vibrent pour envahir l'espace et éclater en feux d'artifice dans le présent, dans notre mémoire. Le soleil brille comme la pointe d'un « I » éclatant de bonheur au centre des eaux du lagon, ivre de joie haute, dense, il s'approche encore de la surface ondulante qui le réclame, flotte comme la flamme d'un immense cierge à l'horizon puis il entame sa plongée dans la ligne lointaine, en quelques secondes, il accélère sa course et à l'heure dite par Yoshiko, la pointe de la bougie rejoint sa base de cire éblouissante pour  se fondre en elle.

Explosion d'or sur Wallis

Nous descendons de la terrasse pour suivre le coucher depuis la rive, à coté d'une petite croix blanche ornée des motifs peints en rouge du Sacré-Cœur entouré de deux soleils qui défie l'immensité océanique. J'éprouve une fascination pour la lumière des couchers de soleil qui en quelques instants peuvent exploser dans une teinte, puis s'échapper vers une autre, où le spectacle fabuleux du ciel compose un tableau éternel, mouvant dans lequel les couleurs bleue, jaune, violette, rouges, rose éclatent, s'entrecroisent, luttent entre elles, cèdent, reviennent à la charge, s'intensifient pour céder finalement la place à la nuit, qui engloutit, qui recompose. Spectacle des grandes luttes, des victoires, des défaites, des renaissances de notre vie, de nos passions qui s'entrechoquent avec celles des autres, de nos sentiments qui se tendent vers nos semblables, qui s'effacent, reviennent, s'exacerbent et périclitent jusqu'à l'extinction, la mort. Le soleil avait entraîné, engouffré dans sa chute les éclats dorés qui voletaient dans l'air, seule une légère bande jaune étroite et mince persista à l'endroit précis de sa disparition, entre ciel et océan. Après un bref épisode bleu glacé, ce sont des teintes pâles bleu azur clair, rose pastel qui se formèrent pour se déposer sur le lagon et l'horizon. Ces couleurs effacées sont celles qui accompagnent souvent les levers de soleil, celui-ci voulait sans doute rendre hommage en ce début de soleil couchant à mon amie du Soleil Levant. Quelques nuages d'une légèreté, d'une douceur de plume voguaient langoureusement dans le ciel bleu ange, et s'adressaient à leur reflet tremblant en surface dans une étreinte spirituelle : « Viens, Viens, hâte-toi vers le ciel immense, goutte de l'océan, envole-toi sous l'éclat du soleil qui reviendra, d'un seul élan porte toi vers nous pour voyager à travers le monde et t'y mirer ». Chaque goutte d'eau répondit alors à leurs frères-nuages vaporeux, qui glissaient, rêveurs, souriants, voluptueux dans les hauteurs : « Revenez, revenez vers nous, dans la grâce d'une légère pluie ou d'un fabuleux orage. Revenez à nous sans crainte, nous sommes la multitude étoilée, la source maternelle. C'est bientôt la nuit, en nous vont exploser, danser toutes les constellations de l'espace » Les nuages et l'océan continuèrent leurs douces complaintes longtemps après notre départ.

Soleil couchant

Une fois rentrés à la maison, Yoshiko insiste pour me faire à manger. Après moults et véhémentes protestations (bon, c'est vrai, pas si moults et véhémentes que cela ...), je cède. Au menu, soupe Mizo avec tofu, tarot et champignon, riz sucré-salé,omelettes aux tomates.

Wallis en catamaran

Dimanche matin, nous discutons sur la terrasse au petit déjeuner. Elle me dit que la vie est un miracle, que nous nous sommes rencontrés il y a plus de deux ans dans un avion et la voilà maintenant passant de très belles vacances sur une île dont elle ne soupçonnait pas l'existence. Je lui dis que c'est elle le miracle, qu'elle fait des efforts envers les gens, qu'elle leur fait confiance et qu'elle en est récompensée. Une amie lui a dit la même chose me révèle-t-elle. Yoshiko est un miracle de petitesse, de hardiesse bondissant à travers les océans, invitant ceux qu'elle rencontre à la volée sur son chemin et recevant des invitations à son tour.
J'étais inquiet pour l'activité de cette journée. Nous devions faire le tour de l'île en catamaran mais c'était bien entendu conditionné à la présence du vent. Or, depuis le début du séjour de Yoshiko, le vent s'était éteint. Nous arrivons à l'association Vakala Youpii un vent miraculeux s'est levé qui allait souffler modérément toute la journée avec suffisamment de vigueur pour faire avancer les voiliers. Nous tractons les bateaux pour les mettre à l'eau, nous déposons nos sacs de victuailles dans un canot à moteur qui nous suivra à la trace pour s'assurer également de la sécurité, et c'est parti pour le tour de Wallis. Les voiliers remontent vers le nord.

Je suis avec un groupe de cinq personnes à bord. Comme à chaque fois, les questions fusent sur Yoshiko, une japonaise à Wallis s'exprimant seulement en anglais est exceptionnelle. Je leur raconte la rencontre dans l'avion. Elle évoque son activité professionnelle, je dois souvent traduire car tout le monde ne parle pas l'anglais sur le bateau. Elle exerce des activités à mi-temps, elle est guide pour aveugle mais son activité principale est éducatrice pour des enfants atteints du syndrome d'Asperger, forme d'autisme. Elle a gardé au contact de ces gamins une âme enfantine.

Yoshiko et Pickachu

Rapidement, les voiliers se tirent la bourre, c'est à qui s'élancera devant les autres, les trajectoires se croisent, se tendent, les étraves des coques percutent, fendent l'eau, bondissent vers le ciel pour retomber sur le lagon et continuer leur progression. Le nôtre est du genre tortue, nous sommes un groupe plus nombreux à bord que sur les autres voiliers, nous avançons lentement tandis qu'un catamaran de compétition effectue des allers et venues entre l'île et le bord du lagon. Nous apprenons les rudiments de la voile, le foc et la grande voile du même côté et dès qu'on vire de bord, il faut manœuvrer avec les cordages pour tendre les voiles du bon coté. Nous passons près de l'îlot aux Oiseaux, et là virement de bord, nous passons vers le versant ouest de l'île. Le vent se met à souffler plus fort lorsque nous voguons non loin de la chapelle Saint-Pierre Chanel et en quelques secondes, la vitesse s'accélère Hop c'est le grand bond en avant sur l'eau, l'envolée soudaine vers des flots de plus en plus écumants.

Vogue la voile

Il y a plus de monde que de places disponibles sur les voiliers, nous faisons une petite pause à tour de rôle sur le canot à moteur. Tout de suite, avec le vrombissement, les sensations sont moins agréables, comme si le vent vivifiant soufflait à la fois dans les voiles quand nous sommes à bord des catamarans mais gonflait aussi notre cœur, nos poumons, notre âme en même temps que la toile tendue du bateau. J'en profite pour prendre la barre, puis pour proposer à Yoshiko de piloter à son tour le canot pour lui montrer les rudiments du pilotage. Je lui montre aussi les « arcs-en-ciel flash », que j'avais guetté avec allégresse lors de mes débuts à la plongée, qui naissent de la rencontre entre l'eau qui s'éjecte en écume du sillage du navire, quand il bondit, rebondit sur la surface, et de la lumière du soleil dans notre dos. Ils sont fluets, évanescents, à peine perceptibles car le bateau à moteur est peu puissant, les jets d'écumes sont faibles, à peine un simple voile de transparence marine mais ils éblouissent en un instant le regard du spectateur attentif.

Le catamaran de compétition s'approche de nous, les deux personnes à bord nous proposent d'essayer à notre tour. Le barreur qui officie sans copilote nous conseille de nous coller contre le trampoline au milieu, ce que nous faisons chacun d'un côté du mat. Et c'est la course en avant, le pilote met la cadence, accélère, le voilier commence à fuser. Nous sommes vrillés au trampoline, tandis que l'océan déferle sur nous par petites grappes d'écume qui jaillissent de l'avant depuis les coques. Le catamaran se met à une vitesse de croisière et se met lentement à basculer, à naviguer sur une seule coque tandis que le pilote fait contrepoids, l'angle d'inclinaison atteint les 45 °, la griserie de la vitesse se double d'une peur pour les novices que nous sommes. Nous nous cramponnons de plus en plus fort tandis que les giclées d'écume fouettent nos visages, que le sel brûle nos lèvres, nos joues, nous aveugle. Le pilote ralentit lorsqu'il s'approche du tombant du lagon, vire de bord et c'est reparti vers l'île de Wallis pour un tour. J'ai peur mais c'est encore pire pour Yoshiko qui crie parfois de frayeur lorsque le voilier semble faire une embardée ou lorsque la coque s'élève de plus en plus haut, à la limite du chavirement, que les jets forcenés d'écume bouillonnante nous éclaboussent, mais ce sont aussi des cris d'ivresse et de joie. Quant à moi, lentement je m'habitue, je commence à rire mais je n'en mène pas large, je suis complètement aveuglé, je cligne des yeux mais rien à faire, je suis incapable de voir quoi que ce soit. Nous réclamons une petite pause avant qu'il ne fasse encore un aller. A l'issue de celui-ci, le catamaran du matin se rapproche de nous, nous sautons dans l'eau pour le rejoindre, épuisés. Yoshiko ne sait pas bien nager donc je suis obligé de la saisir et de la tracter jusqu'à bord. C'est le repos bien mérité à bord.


Nous abordons l'îlot Saint Christophe vers treize heures. Repas sous forme de sandwich et après un repos sur la natte, nous courons dans l'eau pour nous y baigner. Les poissons sont beaucoup moins nombreux que mercredi, nous sommes plus d'une vingtaine de personnes, ils ont fui sous l'effet de groupe. Nous repartons, la remontée vers Vakala se fait à un rythme doux, dans la torpeur d'un bel après-midi, le vent ayant quelque peu faibli. Nous passons devant le promontoire RFO d'où nous avions contemplé la vue splendide du lagon dans laquelle nous sommes plongés et l'arrivée a lieu aux environ de 17 heures. Nous sommes les premiers à arriver, le voilier-tortue franchit la ligne tranquillement tandis que les catamarans-lièvres s'étaient reposés, avaient dormi, brouté en chemin, l'un d'entre eux ayant même subi une petite avarie. Yoshiko arbore un sourire ensoleillé.

vendredi 20 juin 2014

My friend Yoshiko : Une japonaise à Wallis

Rencontre en plein vol

Je devais faire une rencontre mémorable lors d'un voyage retour de métropole après un stage à Paris. J'étais à l'aéroport d'Osaka affalé sur sur un siège, vanné, en transit pour le prochain vol vers Nouméa. J'entends l'annonce pour l'embarquement de la compagnie, je vois un petit bout de femme menu, plus petit que ma mère qui est pourtant l'étalon mètre de la petitesse, bondir de son siège pour se présenter la première à la porte d'embarquement. Elle parle quelques instants avec les hôtesses de l'air japonaises puis se courbe avec révérence à plusieurs reprises en les remerciant avec effusion de leurs réponses avant de s'engager vers le sas qui mène à l'avion. J'ai souri, s'impose en moi le cliché de la politesse japonaise que nous avons tous en tête, je venais d'en être le témoin. Je me dirige en dernier vers la porte d'embarquement et lorsque je me rapproche de la place qui m'est dévolue à l'intérieur de l'avion, je réalise que je suis placé côté hublot juste à côté d'elle, toujours aussi radieuse et souriante. Peu après l'envol, elle se tourne vers moi avec une légère inclination de la tête en me tendant la main pour entamer la conservation « Hello, my name is Yoshiko », je me présente aussi, les langues se délient. Peu après le premier repas, elle sort une arme redoutable, son appareil photo, j'ai droit à une séance de visionnage sur l'écran des photos de ma voisine. Je souris intérieurement : deuxième cliché, la touriste japonaise avec ses photos … Toutefois, j'apprécie beaucoup la séance, les clichés sont magnifiques, variés, Yoshiko habite à Kyoto, les vues de ses temples, de ses festivals se pressent, se succèdent. Celles qu'elle ne cesse de me montrer, vers lesquelles elle ne cesse de revenir, ses préférées visiblement, sont les photos des cerisiers du Japon aux branches de neige blanche au printemps, elle a un dossier complet dans sa carte mémoire consacrée à ces paysages. Elle range son appareil, elle sort de son sac un petit paquet de feuilles colorées et quelques instants plus tard, troisième cliché : elle me confectionne des origamis en forme de grues du Japon, oiseau symbole de prospérité et de bonheur dans son pays, qu'elle m'offre en cadeau. J'en confectionne un en même temps qu'elle.


Escadron d'origamis de la joie

Nous échangeons nos adresses courriels à la fin du voyage, je dois rejoindre mon transit vers Wallis alors qu'elle est invitée chez des amis de Nouvelle Calédonie. Deux semaines plus tard, j'ai à nouveau un stage à Nouméa, nous nous contactons à cette occasion. Je la vois avec une amie, je les emmène danser, Yoshiko m'invite pour le petit déjeuner le lendemain. Un an et demi plus tard, en juillet 2013, j'ai entrepris un voyage de deux semaines au Japon avec six jours consacrés à Kyoto pendant lesquels elle m'a hébergé. Je garde un très beau souvenir de ce séjour avec deux images qui se détachent : je me vois roulant derrière elle sur un vélo de clown, aux roues minuscules alors qu'elle filait à une allure vive, alerte, décidée dans les rues de Kyoto, que je devais slalomer entre les passants, me relancer sans cesse pour la rattraper.

Mon vélo à Kyoto

Autre souvenir, à la fin de chaque journée, elle me topait dans les deux mains en me disant « We had a very good time, no ? » « On a passé un sacré bon moment ! » … J'adore être pris en photo à côté d'elle, j'ai le sentiment de me transformer par enchantement de nain en géant.


Yoshiko et moi au Ginkaku-ji


Règle de réciprocité : Œil pour œil, dent pour dent, séjour pour séjour, je l'invite à venir chez moi à Wallis, ce qu'elle s'empresse de faire pour une semaine fin avril - début mai de la dernière année de mon séjour dans le Pacifique. J'étais soulagé de la voir venir mercredi matin car j'avais passé les deux derniers jours à nettoyer de fond en comble la maison. Sa maison était très propre, nette à l'instar de celle de ma mère, je me suis attaqué au mal, j'ai balayé, astiqué, aspiré, nettoyé, essuyé, frotté, rangé, épousseté avant de l'accueillir ... J'ai assiégé des endroits auxquels je ne m'étais que rarement confronté, sous les coussins du divan et des sièges du salon qui étaient devenus le royaume des salamandres et margouillats dont j'ai déniché les œufs ; j'ai nettoyé les vitres de chacune des pièces, je ne l'avais jamais fait depuis mon arrivée, travail rendu pénible par le fait qu'elles sont en lamelles superposées et non d'un seul tenant. Mardi soir, je fais un jogging, la veille de l'arrivée de Yoshiko, je rentre dans ma maison, je vis l'expérience étrange, réelle, surréaliste de ne plus reconnaître ma maison, comme lorsque l'on rentre d'un très long voyage pour revenir chez soi, dans un endroit familier et devenu néanmoins étranger … J'erre de pièce en pièce, intrigué, désemparé : Où est la toile d'araignée qui ornait le coin d'un placard dans la chambre d'invité ? Mon Dieu, c'est quoi ces vitres à travers lesquelles je peux voir en transparence les paysages aux alentours ? Où sont mes paquets de vêtements sales qui traînaient sur le coffre en osier, seraient-ils lavés et rangés dans mon armoire ? Je rassure toutefois tous les crados de la terre, effarés à l'idée de vivre une telle expérience, on finit par s'habituer à la propreté ;-)

A l'îlot Saint-Christophe : Transparence et Battements

Elle sort de l'aéroport et se jette dans mes bras avec effusion. Après une petite halte thé-café à la maison, je l'emmène tout de suite à l'îlot Saint-Christophe. La saison des pluies s'est prolongée en ce début d'année mais deux, trois jours avant son arrivée, le soleil avait commencé à se répandre sur Wallis. Journée limpide tandis que nous abordons l'île, un très léger vent perceptible uniquement par la tracé irisée qu'il laisse sur les vagues dans un ciel chaviré de bleu azur. Nous montons vers l'oratoire, je présente la petite Yoshiko au géant Christophe qui porta Jésus sur son épaule. Resplendissement de la Nature, la vue est somptueuse comme à chaque fois, le scintillement de l'eau se répercute en mille échos lumineux sur le miroir du lagon. Nous redescendons vers la plage pour la baignade. Quelques poissons volants s'éjectent non loin de là pour rebondir à plusieurs reprises sur la surface de l'eau. Nous voguons au dessus des coraux bruns, violets, verts, rouges pour observer les petits poissons qui s'y nichent. Etrange, belle sensation visuelle, à travers mon masque de plongée des ronds de lumière apparaissent sur le sol sablonneux clair, chacun d'eux grandit, s'évanouit progressivement en s'élargissant, ils se multiplient, de quoi s'agit-il ? Je ne comprends qu'au bout d'un certain temps qu'il s'agit de gouttelettes d'une pluie passagère qui effleurent l'eau, je ne les ai pas senties sur ma peau gavée de crème solaire, je suis témoin du reflet lumineux sur le sable du choc de ces minuscules gouttes avec l'immense océan, retournant à leur source éternelle pour s'y fusionner.

Nous entamons une petite promenade vers l'îlot aux Lépreux, accessible à marée basse. Une nuée d'oiseaux noirs à crête blanche s'envole à notre approche, puis tournoie inlassablement autour de nous, s'approche, nous frôle à deux ou trois mètres, s'éloigne à nouveau. Retour vers Saint-Christophe pour le déjeuner. Je lui déploie le hamac qu'elle s'empresse d'essayer avec enthousiasme, elle n'en a jamais utilisé. J'essaie quant à moi de dormir sur une serviette de plage, mais je n'y arrive pas, j'entends de légers Plouf délicats qui résonnent non loin de là. Je cherche la provenance de ce son, c'est un grand poisson qui s'approche du bord, qui balance nonchalamment sa queue vers la surface, telle une baleine, une sirène. Il s'éloigne dès que je m'en approche. Yoshiko s'est réveillé, je lui montre le poisson qui revient une nouvelle fois, je pense qu'il s'agit d'une variété de baliste mais je n'en suis pas sûr. Il balance encore sa nageoire vers les cieux dans un mouvement délicat, serein, éclaboussant de sa grâce sonore éphémère le début d'après-midi silencieux. Le poisson-sirène s'éloigne à nouveau quand nous progressons vers lui. Je prends place à mon tour pour faire la sieste dans le hamac tandis que Yoshiko va nager vers le tombant. Le hamac se met à osciller faiblement, je capte dans ma torpeur avec une sensibilité extraordinaire ses très faibles oscillations, il vibre au rythme de ma respiration, au rythme essentiel du mouvement des planètes, des étoiles, de leur scintillement, de leurs pulsations, de la respiration de l'univers auquel je m'accorde dans le silence.

Au réveil, deuxième illusion optique de la transparence marine après celle du matin, j'observe d'étranges vagues isolées progresser le long du lagon, non loin du rivage. Ce sont des vagues de poissons translucides sauteurs qui bondissent à l'unisson, en chœur, qui donnent ce sentiment de l'ondulation de la vague, plusieurs bancs avancent simultanément. Je rejoins Yoshiko dans l'eau lorsqu'à ma grande stupéfaction, j'aperçois un petit pan de sable avancer uniformément d'un mètre. Je me demande si j'ai la berlue, je continue mon observation, voici que le pan de sable se met à nouveau à glisser . Je le regarde attentivement, je comprends  qu'il s'agit d'un poisson en tenue de camouflage, dont les deux yeux noirs pivotent avec inquiétude en me voyant planer au dessus de lui. J'appelle Yoshiko pour lui faire part de ma découverte. D'après mes recherches ultérieures sur Internet, il s'agit d'une variété de sole, au corps ovoïde et plat, qui se déplace sur les fonds sablonneux, furtif, quasi-invisible, dont les nageoires striées lorsqu'elles se meuvent ressemblent visuellement à de minuscules pattes.


Sole en tenue de camouflage


Nous ressortons de l'eau, nous nous séchons et rangeons nos affaires. En attendant le taxi-boat, nous nourrissons les poissons avec le reste de notre pain en l'émiettant, ils filent comme des éclairs pour attraper la nourriture, à peine la miette touche la surface, les poissons captent sa trajectoire par la vision et le tremblement en surface pour se projeter vers la précieuse denrée.

Nous mangeons à la table d'hôte Una Una le soir. Je dis à Yoshiko que je l'apprécie beaucoup car elle a une âme d'enfant, elle me dit que j'en ai une aussi, nous convenons après une brève dispute amicale que je suis tout de même plus âgé, elle a cinq ans d'âge tandis que je m'approche de la dizaine … De retour à la maison, elle me demande si je peux lui montrer la constellation de la Croix du Sud depuis mon jardin. Il suffit de se tourner vers le sud, de ne pas perdre le nord, de chercher ces quatre points lumineux qui brillent dans le ciel en losange, je la quête dans le dôme céleste et la lui montre. Elle est enthousiaste, elle me raconte que son père la lui avait montrée lorsqu'elle était enfant lors d'un voyage à Sydney mémorable.

Fête coutumière et Soirée

Nous sommes allés le lendemain à la fête traditionnelle de Mua, avec comme à chaque fois la cérémonie des cochons et le kava royal. J'ai vu ce cérémonial près de cinq fois la première année, puis une seule fois les années suivantes, c'est peut-être la dernière fois que je le contemple. Le spectacle est déroutant quand on y assiste à l'arrivée sur l'île mais fondé sur l'immuabilité, l'aspect par essence répétitif de la coutume, il devient lassant à la longue. J'ai senti en trois ans déjà un très léger déclin dans ces cérémonies. Le nombre de cochons aux ventres tendus vers le ciel offert aux regards diminue, les jeunes délaissent le centre où les villageois plus âgés attendent respectueusement que les puissants boivent leur kava et regardent, nonchalants, juchés sur leur scooter, le déroulement du cérémonial. Combat classique de la jeunesse avide de nouveauté, de transgression, de rythme face à la société traditionnelle fondée sur la continuité, le respect de l'ancienneté, figée dans le temps de la permanence. La fête s'est finie sur les danses traditionnelles avec un vent qui s'est soulevée soudainement. Les papiers brillants dont les Wallisiens ornent leurs costumes lors des danses se sont éparpillés, ont dansé, tournoyé dans les airs, certains se sont élevés très haut dans le ciel avant de s'envoler plus loin, hors de la vue.

Tour de l'île de Wallis l'après-midi avec Yoshiko ainsi qu'avec un couple d'amis et leurs deux enfants. L'itinéraire s'organise avec moi en guide de Wallis selon la météo et l'accessibilité des lieux par la visite de l'oratoire du Christ aux cocotiers, du couvent des Carmélites, de la chapelle Saint-Pierre Chanel que je nomme l'église-du-bout-du-monde, le lac Lalolalo, lac célèbre de l'écho, l'église en construction à Lausikula, le fort tongien, la chapelle Sainte Jeanne d'Arc, l'église Saint Joseph, la pointe Tufumal que tout le monde connait sous le nom de promontoire RFO, et l'église du Sacré-Coeur qui est une église en forme de gâteau de mariage. Que d'église, de couvent, de chapelle ... pour une si petite île, mais Yoshiko ayant la particularité d'être chrétienne, elle sera passionnée par ces visites, et elles offrent parfois aussi la possibilité de contempler de très beaux panoramas sur le lagon. C'est le « Anthony's Tour » du nom d'un ancien tour-opérateur qui a quitté l'île. Toutefois, rapidement la visite a dû être écourté en raison de la pluie qui a commencé à sévir. Nous avons attendu avec Yoshiko et les deux enfants qui avaient pris place dans ma voiture que cela se calme devant le lac Lalolalo tandis que nous avons dû subir une attaque de moustiques, entrés précipitamment comme nous dans le véhicule, qui tourbillonnaient échaudés par l'orage à l'extérieur. « Banzaïï » nous avons affronté les ennemis vrombissants, agressifs Bzzz Bzzz qui nous attaquaient en piqué, en rase-motte, en kamikaze et nous les avons vaincus grâce à la femme samouraï du soleil levant. Revenus de la ballade qui avait été interrompu par les trombes d'eau devant la chapelle Sainte Jeanne d'Arc, j'ai dit à Yoshiko que c'était dommage que la pluie s'en soit mêlée mais comme d'habitude, dotée d'un incroyable esprit positif, elle m'a répondu qu'au contraire nous avions été  très chanceux de voir deux arcs-en-ciel, qui il est vrai explosent fréquemment dans les cieux de cette contrée de pluie et de soleil.

Le soir, invitation chez une amie de la salsa. Yoshiko a sorti à nouveau une redoutable arme, elle a troqué en deux ans son appareil photo contre un I-phone qu'elle manie avec une grande dextérité comme un jeune avide de nouvelle technologie, elle virevolte de dossiers en dossiers en maniant l'écran avec son pouce, agrandit les photos pour captiver , séduire son audience avec les vues de sa ville natale qu'elle adore. Elle éprouve toujours une fierté incroyable avec les photos des cerisiers en fleurs, que je me suis promis désormais d'aller voir un jour. Comme avec moi il y a près de deux ans, elle s'est liée en quelques secondes avec les invités puis a lancée des invitations à la volée pour une visite de Kyoto, attrape qui pourra.

Installant un rituel qui deviendra immuable pendant une semaine, qui la fascinera chaque soir, elle me demande une fois rentrés de lui montrer à nouveau la constellation de la Croix du Sud. Cette fois-ci, je lui demande de la trouver, ce qu'elle fait sans difficulté. Étrange fascination immémoriale de l'être humain pour le ciel étoilé, ses éblouissements nocturnes, comme si la matière en notre sein vibrait à la recherche de sa source mère, la lumière inextinguible.

Kayaks et Salsa

Nous devions faire du catamaran le lendemain mais le vent était aux abonnés absents. Nous nous rabattons sur le kayak. Yoshiko est enthousiaste : Super, je n'ai jamais fait de kayak. Elle me demande de lui montrer comment procéder, je lui explique le principe général emprunté à la marche : marcher, c'est mettre le pied droit en avant puis le gauche ; pagayer, c'est mettre la pagaie droite dans l'eau puis la gauche. Et miraculeusement, nous marchons sur l'eau en cadence grâce à mes conseils incroyablement avisés ;-) pour nous diriger vers l'îlot de Tekaviki.

Droite - Gauche et en avant

Nous visitons cet ilot ainsi que Luaniva. Au retour, petite baignade puis elle me fait écouter quelques musiques qu'elle écoute en boucle sur son I-phone. C'est Susan Boyle chantant « I dreamed a dream » ainsi qu'une chanson japonaise intitulée « Aitakute Ima » chantée par un artiste coréen qui raconte une histoire d'amour à un siècle de distance.

Au retour, nous sommes obligés de marcher sur la fin en tirant le kayak car c'est la marée basse. Arrivés à bon port, je me rends compte que l'une des pagaies est tombé par dessus bord, elle est échouée à quelques centaines de mètres près d'un récif qui affleure en surface. Je retourne la chercher et quand je reviens, l'incorrigible Yoshiko a noué contact avec le groupe de bénévoles wallisiens de l'association de voile, elle a noté quatre mots dans leur langue qu'elle essaiera d'utiliser les jours suivants à chaque fois qu'elle repérera des Wallisiens : « Bonjour » « Merci » « Au revoir » « On y va ».

Dans l'après-midi, je tente de terminer la visite de l'île, mais à nouveau la pluie allait nous surprendre au promontoire RFO. Yoshiko me demande de retourner voir le lac, qu'elle a trouvé somptueux. Je l'y emmène, je joue au jeu de l'écho dans cette enceinte dotée de falaises magnifiques, jeu pratiqué déjà avec mon frère. Je me penche légèrement à droite et lance un tonitruant « Yo - shi - ko » les trois syllabes bondissent, se suivent, se dépassent, s'entrechoquent, se répercutent dans la joie la plus haute, la plus sonore sur les roches pour nous revenir vers la gauche en boomerang. Elle adore le jeu, tente la même chose à plusieurs reprises avec les syllabes de mon prénom mais niet, aucun retour de la criée d' « Er - han » vers la gauche. Je lui dis que cela n'avait pas posé de problèmes avec les prénoms des jeunes enfants de mon frère, qu'ils s'étaient envolées le long des parois pour faire le tour du cratère du lac. Démonstration par A + B qu'elle est plus jeune que moi ...

Le soir, je donne les cours de salsa à l'association « Salsa Uvea », elle s'intègre à la rueda. A chaque fois qu'elle passe vers un nouveau cavalier, qu'elle le recroise un tour plus tard, elle le salue avec une petite courbette du buste et un sourire. Un de mes amis vient me dire à la fin : « Ton amie japonaise est fabuleuse et trop marrante ». Elle l'est.

Yoshiko à la salsa
 
 

jeudi 12 juin 2014

Séjour au Vanuatu : Le tour de l'île d'Efate

Le village d'Iarofa

La visite de l'île d'Efate se déroula en une journée. Elle commença par la visite d'un village coutumier Iarofa, située à une petite distance de la capitale. Nous arrivâmes non loin de celui-ci dans un petit van, la dernière partie de la route s'effectuant à pied. Avant d'entrer dans le village, le guide s'empara de deux frondes de fougère arborescente pour nous montrer ce symbole figurant sur leur drapeau national, symbolisant le respect et la paix.

Les fougères de la paix

Comme dans le village de Tanna où j'avais vu les « Big Nambas » entamer leur danse revêtus de leurs étuis péniens, l'entrée du village de « Iarofa » était marqué nettement par la présence d'un immense banyan, arbre aux multiples racines noueuses s'extirpant du sol. Là, un Vanuatais se présenta comme le chef du village et nous invita à passer à travers l'arbre géant. Impression de passer dans la terre avec ces dizaines de racines au dessus de nous, autour de nous qui nous enveloppaient comme si nous traversions la nef souterraine d'une cathédrale de bois.

Bienvenue à l'intérieur du banyan

Nous nous assîmes sur des bancs pendant que le chef nous présenta quelques éléments de leur culture traditionnelle, communs à l'ensemble des villages de l'île. Il expliqua qu'il n'avait jamais été à l'école, qu'il avait appris à parler l'anglais avec les touristes de passage, mais je n'ai pas cru cette affirmation pour la simple et bonne raison qu'il s'exprimait mieux que moi en anglais, alors que je l'ai étudié plus de sept ans. Je doutais même qu'il soit réellement chef de village, les deux que j'avais vu à Tanna étaient bien plus âgés que lui et cette fonction est dévolue dans ces sociétés traditionnelles de manière naturelle à la compétence acquise par l'expérience d'une longue vie. Il avait une tignasse qui évoquait les dreadlocks des rastas et une grande barbe mais son corps svelte, bien taillé était celui d'un homme d'une quarantaine d'années. Il avait sans doute été choisi pour jouer un rôle de démonstration car il avait un grand bagout et faisait rire parfois l'assemblée. Coutume effrayante à nos yeux modernes, le chef du village enterrait son premier enfant s'il s'agissait d'une fille avant l'arrivée des missionnaires au 19ème siècle. Il nous a montré les différentes techniques de pêche, collectives ou individuelles ainsi que le soin entretenu avec des plantes médicinales. Il expliqua l'importance de garder les nourritures en creusant des trous pour préserver les denrées durant les périodes de pluie intense, qui peuvent être conservés plus de trois mois avec leurs méthodes de préparation. Le banyan joue un rôle primordial dans leur culture et au plus fort des cyclones, c'est là que l'on s'y réfugie, au creux de l'arbre ou cachés dans les racines, les branches. Enfin, pour déterminer la nature comestible d'une plante, il expliqua que les anciens le jetaient par terre et observaient si les fourmis s'en emparaient. Fourmis, nos frères de nourritures ...

Puis nous nous dirigeâmes vers une grande place où nous eûmes droit aux danses traditionnelles de bienvenue. A la suite de cela, ce fut la cérémonie de la marche sur le feu, tradition qui existe dans de nombreuses îles du Pacifique comme par exemple Fidji ou Tahiti. Ici, elle servait de préparation à la guerre, l'homme qui passait l'épreuve du feu était apte à se frotter à la guerre, à s'élancer dans les fièvres du combat. Le jeune homme qui allait entamer la marche sur les brasiers fut aidé par un compagnon qui cracha sur la paume de ses pieds un mélange d'herbes qu'il avait mâché avec conscience. L'homme, mince, élancé, a esquissé les premiers pas sur le feu en ne s'attardant pas en chemin, il a effectué quelques allers et venues sur ces cendres chaudes. A la fin, il a esquissé quelques pas de danse.


La marche du feu

Ma vie s'est écoulée de feux en feux qui m'ont brûlé, qui m'ont dévoré, qui se sont éteints, qui se sont rallumés dans mon corps, le revêtant de lumière. Le frottement, la brûlure se sont élancés de la paume de mes pieds pour fluer en moi comme une conflagration de vie intense, pure pour exploser dans mon cœur, briller en éclats fabuleux dans chacun de mes neurones. Feux pâles et soyeux de l'enfance, j'ai glissé sur vous l'âme apaisée, rêveuse ; Feux brûlants de la passion, j'ai volé vers vous l'âme vive, enchantée, comblée ; Feux multicolores de l'amitié, j'ai marché, couru sur vous avec mon cœur battant la mesure de ma raison. Feux de la vie, je vous ai entendu bruire, craqueler, murmurer vos douces plaintes en moi ; j'ai senti planter vos morsures dans ma chair souffrante, endolorie ; j'ai ressenti les élans vifs de vos éclats quand je m'envolais, plein d'enthousiasme pour capter la beauté qui m'environnait. J'ai dansé dans les flammes dans une étroite communion avec celles qui rayonnaient dans l'univers, celles qui flamboyaient, explosaient au sein des milliards d'étoiles des galaxies, celles qui se projetaient depuis l'immense astre solaire vers nous, celles qui ondulaient dans les zébrures des éclairs au sein des orages, celles qui se répandaient sur les fleurs et les champs de blé. J'ai dansé sur le feu une valse lente fusionnelle, un tango triste au corps-à-corps, une salsa endiablée, haletante et une marche rythmée à travers le monde. Combien d'incendies encore devant moi, aurais-je encore la force de me consumer encore pour mieux ressusciter ?

Banyans et baignade

Nous reprîmes la route vers une école où les enfants d'école primaire nous attendaient et entonnèrent quelques chants. J'étais un peu gêné, je trouvais cette cérémonie un peu artificielle, spectacle téléguidé destiné aux touristes, tribu à laquelle j'appartiens il est vrai mais les enfants semblaient heureux, se poussaient du coude en chantant. Dans le bus, le guide nous expliqua que dans certaines parties de l'île, les enfants se lèvent près de deux heures avant le début des cours pour entamer une longue marche depuis leur village, mangent en chemin des fruits découpés de l'arbre avec leurs machettes, traversent des torrents tumultueux lors de la saison des pluies sur de simples troncs enjambant les cours d'eau. Et même topo le soir. Chez tous les interlocuteurs vanuatais, j'ai senti un respect absolu de l'institution scolaire. Et nous, nous nous indignons si le car scolaire a un quart d'heure de retard, ou parce que l'enfant a un cartable trop lourd à porter. Plus loin, le mini-bus ralentit tandis que le guide nous montra deux banyans, l'un mâle, creux avec de grandes lianes qui descendaient des branches telle une immense barbe et le banyan femelle, plein et sans lianes. Dans une cour d'école se dressait un très beau banyan dans lequel les plus petits enfants effectuent leur sieste à l'intérieur du cocon du géant.

Sa Majesté le Banyan

Un peu avant 11 heures, nous arrivâmes dans un petit écrin paradisiaque, le « Blue Lagoon » où il est possible de se baigner dans une étendue d'eau légèrement en retrait de l'océan dans une magnifique explosion de couleurs vertes et bleues entre les arbres, l'eau, le ciel. Les enfants se jetaient depuis une liane dans l'eau, je n'ai pas pu m'empêcher de faire de même. La liane m'a été gentiment tendue par des personnes dans l'eau, je me suis élancé depuis une branche en m'y accrochant. Tarzan sans Jane, j'ai sauté cul et jambes en avant dans l'eau Plouf en éclatant la surface de l'eau alors que mon cœur lançait un sauvage « Oo Iho-Iho Iho-Iho ».

C'est au Nord de l'île que nous avons accédé au restaurant, avec des sources thermales naturelles qui offrent la possibilité de se baigner dans des piscines. Buffet avec des grillades au menu, accompagné par les rythmes d'un petit orchestre de fortune en face du Pacifique.


En avant la musique

Le plus petit musée du monde ?

Dans l'après-midi, nous visitâmes un musée original, unique en son genre. Imaginez une vieille, petite bicoque en bois arrimée à l'océan, aux planches disjointes surmontée de tôles de fer mal posées, usagées et vous voilà devant le musée de la 2ème guerre mondiale d'Ernest, un personnage haut en couleurs de l'île. Dans le bus, on nous avait prévenu de ne pas l'interrompre quand il allait nous présenter les objets de son musée. Nous rentrâmes dans la cabane, et c'est la surprise de voir une quantité de rouille incroyable, flanquée de très vieilles bouteilles poussiéreuses dans cet espace exigu. Ernest a vécu son enfance et le début de l'adolescence au milieu de la 2ème guerre mondiale avec le choc de la modernité introduit par l'arrivée de l'armée américaine en lutte avec l'ennemi japonais. Plus tard, pendant des décennies, il a collectionné des vestiges de cette guerre trouvés sans doute dans des décharges, dans des champs, sur des plages abandonnées. Il a eu l'idée de regrouper ces vieilles hélices de moteur rouillées, ces bidons d'essence abandonnés, ces douilles trouées, ces vieux morceaux d'obus explosés et ces bouteilles de Coca aux formes galbées ainsi que d'autres bouteilles contenant de l'acide, de la bière datant de la période de la guerre dans cette bicoque le long de la route principale pour les exposer au grand jour.

Tac Tac Tac Tac il commença son discours pour présenter sa collection une vraie mitraillette en forme d'accueil avec un débit sec, haché dans un accent difficilement compréhensible qu'il semble avoir emprunté à ses hôtes américains. Quelques minutes plus tard, nous le quittions et un autre groupe entrait, c'est le même discours à la virgule près canardé à la volée, nous l'avons tous écouté cette fois-ci en rigolant.


Ernest et son musée de la guerre

J'ai trouvé l'idée de ce musée ingénieuse et amusante. Tous ces objets dans un pays occidental auraient abouti à la déchetterie, les voilà exposés à nos regards, nous interrogeant sur notre conception du musée, de la mémoire, sur notre rapport aux objets. Ce n'était pas le musée de l'Innocence, c'était le musée de la folie guerrière qui témoignait de la marque profonde, de la fascination laissée par la guerre mondiale du siècle dernier, empreinte durable observable également à Wallis. Subitement, toutes ces îles isolées dans le gigantesque Pacifique, ancrées dans une tradition millénaire, dans un présent éternel rythmé par le ballet du soleil dans le ciel, le vent, la pluie ont vu débarquer des oiseaux de fer répandant sur leurs paysages radieux des engins explosant comme des volcans, des navires bardés de bouches meurtrières dégueulant des hommes munis d'armes bruyantes qui les ont entraîné dans une guerre sans aucune signification pour eux. Ces îles ont été happées dans l'immense roue de la mondialisation meurtrière, de la ronde infernale, insatiable, carnassière de la société de consommation pour les relier au village global planétaire, pour les attraper dans la toile d'araignée de la société moderne, pour faire vibrer à l'unisson les sept milliards et quelques poussières d'êtres sur cet îlot minuscule noyé dans l'espace démesuré autour d'un soleil perdu au milieu des milliards d'étoiles de la Voie Lactée suspendue au sein des milliards de galaxies.

Rencontre de blogueurs dans le Pacifique

Le surlendemain, retour vers Wallis avec une halte à Nouméa. Surprise de revoir un ancien ami que j'avais connu à quelques 16 000 kms du Pacifique via des cours de danse en métropole, qui m'avait contacté pour son séjour de près de deux mois en Nouvelle Calédonie. Il avait autrefois un blog de poésie sur MySpace désormais fermé, il a rapatrié certains de ces  beaux textes sur son nouveau blog « Asile Poétique » et il a tenu un autre blog éphémère « Ma tête en bas » sur son séjour bref dans l'hémisphère sud. Et là, la tête en bas, les pieds en haut bien arrimés au sol, ayant obtenu l'asile tant désiré sur ces îles lointaines, avec davantage de pression sanguine vers le cœur et le cerveau, nous avons devisé jusque tard dans la nuit sur une terrasse de l'Anse Vata, parlant blogs, passé, futur, présent, politique et que sais-je encore.

 

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