mardi 11 novembre 2014

Le temps des adieux à Wallis-et-Futuna

La fin de mon séjour à Wallis-et-Futuna s'approche, inexorablement. Il ne me reste que quelques mois avant le départ définitif. Quatre années d'une vie, somme à la fois considérable et brève … Je suis venu ici grâce à ma profession. Expérience originale, passionnante et enrichissante, je n'ai cessé de passer du coq à l'âne. J'ai lancé un fier Cocoricoco quand je maîtrisais quelques procédures, d'autant plus qu'ici un inspecteur des finances occupe un rang plus élevé qu'en métropole sur ce territoire minuscule et qu'il peut se voir confier des tâches plus valorisantes, devenir l'interlocuteur direct d'un préfet, d'un secrétaire général, d'un vice-recteur sur certains dossiers. Mais la vérité exacte, c'est que j'ai été forcé de braire Hi Han Hi Han, je me suis transformé bien plus souvent en âne compte tenu de la complexité des dossiers, le travail que j'effectue ici impliquerait une vingtaine de personnes au moins en métropole, il nécessite une très grande polyvalence difficile souvent à mettre en œuvre. Je l'ai fait du mieux que j'ai pu, je garderai le souvenir de tâches impossibles, inimaginables en métropole, de mes appels à la foule lors des tournées de pension pour personnes âgées « KO- LO - PO – POOOO », de m'être mis à quatre pattes pour nettoyer le sol du nouveau bâtiment des finances publiques, de mes ventes à la criée lors des enchères à Futuna ou Wallis, d'avoir fait de la spéléologie pour nécessité de service pendant mes heures de travail, de m'être transfiguré en Rapetou, d'avoir vu se broyer, s'envoler en mille morceaux pour devenir poussière l'objet inanimé des rêves, des aspirations matérialistes de tout un chacun ...
Les ventes aux enchères à Wallis

Je suis venu ici avec l'idée de réaliser des voyages dans le Pacifique, et tel Tintin j'ai exploré des contrées inimaginables, qui faisaient partie de l'ordre du rêve quand j'étais en métropole : songes éveillés, les visites de deux îles de Fidji, de la Nouvelle Zélande, du Japon, de Sydney à deux reprises ainsi que du Vanuatu ont scandé mon séjour. Expérience intime, je suis venu ici pour lire, approfondir quelques questions qui me passionnaient ; dans une période de solitude voulue ou subie, c'est selon, et dans un recueillement intérieur, je me suis plongé dans des lectures poétiques ou philosophiques, rencontrant en chemin Montaigne, Spinoza, Nietzsche. Expérience littéraire, je suis venu ici pour me plonger dans ce blog, développer mon souffle d'écrivain, par petits essais comme les pas projetés devant soi d'une course de longue distance, écrire des articles composés avec frénésie ou douceur c'est selon, avec persévérance et amour toujours. Je sais que je prolongerais sans doute quelque temps, une année peut-être, les exercices de mon blog à mon retour en métropole.

Je me suis rendu une dernière fois à Futuna pour remplacer une collègue, j'ai procédé aux virements urgents et au paiement des pensions pour personnes âgées. Ce sont les derniers vestiges d'une société qui disparaît que j'observe, il demeure sur cette île plusieurs personnes très âgées qui n'ont jamais eu de pièce d'identité pour la simple raison qu'ils n'ont jamais quitté ce territoire, enfant perdu du Pacifique … Je leur donne l'argent qui repose dans les enveloppes, mince somme qui reconnaît le lien qui les unit à une lointaine contrée dans laquelle certains n'ont jamais mis les pieds, que je vais bientôt retrouver, ils me remercient en règle générale avec effusion dans leur langue Malo Malo ...

Deux jours avant mon départ de Futuna, en fin d'après-midi, j'ai pris mes cliques et mes claques depuis l'hôtel, ainsi que mes baskets au passage, pour courir une dernière fois sur la terre futunienne. Clic Clac mes pas ont commencé à résonner sur la route circulaire de l'île, direction Est. C'était ma première course depuis le semi-marathon de Sydney. Je prends la direction contraire au soleil qui se couche derrière moi, les vagues à ma droite entonnent leur psalmodie bleue et blanche. Je passe devant la maison que j'ai occupé une semaine, il y a quelques mois de cela, où dans un climat de pluie perpétuelle, je voyais, depuis le balcon, pendant de longues heures, la vaste respiration de l'océan fluer, refluer sur le platier, la frange écumeuse des vagues inégales venir délicatement, ou en furie bondir sur les flancs de Futuna. Je dois parfois m'effacer pour laisser passer les voitures, j'avance comme dans un rêve, je vais bientôt traverser le pont qui marque le passage entre les deux royaumes d'Alo et Sigave. Durant mon séjour, le roi d'Alo a été intronisé, le roi de Wallis a été destitué, et toujours nul roi à Sigave. Ainsi vont les éphémères destinées humaines, misérables ou glorieuses, discrètes ou fracassantes, tandis que les vagues déroulent leurs infinis ourlets sur le rivage, que l'océan déverse ses éternels soupirs. Clic clac je traverse le pont, je pénètre dans un autre royaume, que vais-je y découvrir ?

Passage entre deux royaumes

Quelques jours plus tard, je cours à Wallis. Mes pieds sont lourds, ces quatre années sur l'île m'ont fait basculer définitivement vers le début de la vieillesse, je sens que mon corps s'est rétréci, que mon souffle est devenu incapable de creuser dans mes organes comme autrefois. Je sens tout le poids de la terre qui m'appelle, qui entame le lent travail d'engloutissement de la matière qui me compose, nulle échappée concevable, imaginable vers le grand ciel à peine troublé de quelques nuages. J'ai eu aussi la tristesse de perdre deux collègues de travail que j'appréciais durant mon séjour : Demain la mort … Je ressens l'importance de continuer à faire travailler ce corps, à lui infliger des séances de course pour prendre sa mesure. S'agit-il de vaincre dans un effort vain la vieillesse, ennemi impitoyable ? Non, je dois faire de mon corps un compagnon aimant puisqu'incontournable. Mon corps a grandi, s'est renforcé, s'est maintenu et butte désormais contre un obstacle infranchissable, comme un cheval qui se cabre il doit refluer en arrière malgré mes exhortations, il faut que je m'habitue au chemin de retour, que je capte les sensations impossibles à percevoir plus jeune. Premiers pas Boum Boum immédiatement le sang pulse dans mes veines, un peu plus vite, un peu plus fort. Je connais grâce à une montre GPS que je porte au poignet de temps en temps la distance exacte que je vais parcourir six kilomètres Tic Tac Tic Tac chaque mètre et seconde peut désormais être décomposé, décortiqué, analysé. La substance de mon corps vibre, ma montre reçoit un lointain écho de satellites qui vibrionnent autour de la Terre, je suis en lien avec ces satellites mais je sens que ma propre substance est en lien bien plus profond avec l'immense cosmos, ses étoiles explosantes comme des passions enflammées, ses galaxies qui s'éloignent comme des amours passées, ses comètes qui nous frôlent comme des espérances inextinguibles. Les battements de mon cœur, ses particules, ses électrons résonnent en accord profond avec l'Univers, la petite horloge de mon être vibre en résonance étroite avec celle à mon poignet, avec la grande horloge cosmique.

Je commence à petites foulées, j'entends un léger bourdonnement, un souffle infime qui chante à mes oreilles. Je lève les yeux pour observer la cime des arbres, cocotiers à quelques mètres, pins encore plus haut mais je ne distingue aucun balancement des épines et des palmes. C'est moi qui provoque ce vent me dis-je, j'accélère pour m'en assurer, je suis heureux de constater que mon corps par la grâce de ma course est encore capable de provoquer ce bruissement, je fais encore partie de la rumeur du monde. Je suis à ma juste mesure dans le temps et l'espace, un simple atome au regard de l'organisation infiniment complexe du monde, traversé par les vibrations de la pensée, mon corps comme une toile d'araignée capte toutes les nuances, les couleurs, les matières de cette fin de jour pour les projeter avec douceur dans mon être intime. Après une petite pente que je monte à très petits pas, je tourne à droite, se déroule sous mes pieds une vaste route cendrée, couleur brune, qui relie la RT1 à la RT2. La perspective de la cime des grands pins se prolonge vers l'ouest, l'ombre des deux côtés accompagne ma course nonchalante, la ligne filante des arbres se termine en pointe alors qu'un beau soleil lointain éclaire la base de ce grand V avant le grand basculement vers sa tanière. Je me précipite vers lui quand je tente une légère accélération, comme la veille lorsque j'étais en vélo. Je tentais la montée d'Afala comme à chaque fois que je voulais sonder mon souffle, mettant pied à terre à chaque fois que je suis en petite forme. La montée s'éternisait, j'étais au bord de la rupture lorsqu'au détour d'un virage, j'ai pris l'éclat d'un soleil démesuré en pleine face. Je m'arc-boutais sur les pédales pour ne pas abandonner, les dents serrés, position en danseuse, moi le danseur, je m'élançais vers le feu ardent, les photons me traversaient de part en part en une fraction infime de temps, collision gigantesque, douce qui me revigorait, me ressuscitait.

Je reviens sur la route cendrée, le soleil a disparu, les ombres de chaque côté ont recouvert le chemin , la terre a pris une couleur chair vif. Je tourne à gauche pour reprendre la route Malae Loka qui mène chez moi. Je cours à droite sur le sol meuble de la route car le centre est rempli de graviers dangereux, sur l'extrême bord à côté de ma course se dressent des pylônes en béton ainsi qu'en bois, les premiers supportant trois câbles électriques principaux, les autres deux fils secondaires. Ces cinq fils tendus de pylône à pylône que j'embrasse du regard lorsque je lève la tête composent les longues lignes d'une partition sur lesquels trois oiseaux suspendus attendent la montée du soir. Une quasi pleine lune que je distingue entre les portées monte, descend légèrement au fil de mes foulées. Mon souffle rauque, exténué s'élève par saccades, s'agrippe délicieusement, délicatement aux câbles comme un oiseau aux pattes crochues. Parcouru par le courant électrique mes bouffées d'air s'enchâssent définitivement aux lignes, se transforment par un enchantement intérieur en points blancs et noirs, brillants, inaltérables qui forment les notes d'une mélodie qui s'élève, se creuse en moi. Les trois oiseaux s'envolent, emportant dans leur cœur cette musique pour l'emmener vers vous à travers ciel, nuages, pluie et soleil.


Partition de joie sur Wallis

Retentit en moi la joie, fabuleuse étincelle projetée par la course des soleils vertigineux du cosmos. Il me reste une dernière petite bosse à franchir, je vais tenter d'accélérer encore une fois.