samedi 19 avril 2014

Séjour au Vanuatu : Nostalgies et douceurs françaises à Port-Vila


Petite histoire du Vanuatu
 
Je suis à Port-Vila sur l'île d'Efate, dans l'archipel en « Y » du Vanuatu, au point où les deux branches vont se séparer vers la droite et la gauche. Les premiers découvreurs des îles du Vanuatu sont bien sûr les navigateurs mélanésiens venus il y a environ 3 500 ans de Papouasie Nouvelle Guinée, mais culture orale oblige, aucun navigateur ne laisse son nom à la postérité. L'archipel fait l'objet de redécouvertes successives par les Européens et quelques navigateurs mythiques ont accosté ces rives pour y attacher leur nom pour la postérité : le Portugais Pedro Fernandes de Queiros est persuadé en 1606 d'avoir atteint le continent austral et baptise l'île découverte « Terra Australia del Espiritu Santo » qui deviendra « Espiritu Santo » ou « Santo », grande île du nord de l'archipel ; Louis Antoine de Bougainville nomme un certain nombre d'îles découvertes du nom de « Grandes Cyclades » ; James Cook dressera la première carte marine de l'archipel qu'il baptise « Les Nouvelles Hébrides », et d'autres navigateurs se succèdent.
Tout au long du 19ème siècle, ces îles font l'objet d'une rivalité entre la France et les Royaume-Uni qui décident de mettre en place une administration commune en 1906, qui prend la forme du Condominium des Nouvelles-Hébrides. Les deux langues officielles de cette contrée étaient le français et l'anglais, mais lentement monte en puissance une troisième, le bichlamar, langue véhiculaire à base lexicale anglaise, qui permet à toutes les tribus de ces îles disséminées de communiquer entre elles, alors que plus de 100 langues vernaculaires coexistent au Vanuatu. L'extension du bichlamar au cours du 20ème siècle a favorisé l'émergence d'un sentiment d'appartenance à une nation commune et mènera à l'indépendance du Vanuatu, proclamée définitivement le 30 juillet 1980.


Depuis, des partis francophones et anglophones se succèdent à la tête du pays. Port-Vila, capitale du Vanuatu, résonne de ses multiples dialectes, de ses langues. Ce qui m'a intrigué, c'est la manière dont j'étais immédiatement repéré comme Français dès le premier regard dans de nombreux endroits. Je rentre chez un coiffeur, la personne à l'accueil me regarde, me demande « French ? », j'acquiesce et elle m'attribue la coiffeuse qui s'exprime dans la magnifique langue de Racine, Molière et Hugo, indispensable, essentielle pour une coupe réussie, vous en conviendrez, et encore plus mélodieuse lorsqu'il s'agit de se faire raser avec des papouilles les cheveux en ce qui me concerne ;-) Et ainsi de suite dans deux restaurants et une boutique de souvenirs. Par contre, hélas, personne n'a détecté l'Alsacien enfoui en moi, je n'ai entendu trace de ce dialecte dans aucune rue de Port-Vila, nul n'est parfait ...

Si l'enseignement des langues anglaises et françaises étaient à parité il y a quelques dizaines d'années, le français perd en importance au Vanuatu. La grande majorité des touristes sont anglophones, ils sont particulièrement nombreux à venir de l'Australie. Les échanges avec la grande majorité des îles aux alentours se font en anglais, espéranto mondial. Quelques personnes au cours du séjour me demandaient de parler en français lorsqu'ils en connaissaient quelques bribes, qu'ils l'avaient étudié en classe, mais me répondaient par contre en anglais. Que restera-t-il de notre passage ici, si la langue française va diminuant ? Il restera l'ordre de la circulation, les Vanuatais roulent à droite, ils ont choisi le meilleur sens, celui de la logique chère à Descartes … Nous resterons aussi sans nul doute dans les palais vanuatais, les restaurants et café français sont légion ici et particulièrement appréciés. Je suis allé siroter mon breuvage noir amer  " Au Café du Village " ; je suis allé expier le crime infâme de la gourmandise deux fois en dégustant des pâtisseries " Au Péché Mignon ", j'ai cédé à l'appât de la chair velouteuse des crabes cocotiers et du poisson en mangeant à "La Tentation". Lors du tour de l'île, le guide nous a conseillé d'aller manger à "l'Houstalet", ce que j'ai fait quelques jours plus tard, restaurant tenu par un Français depuis quarante ans : c'est dans une de ses salles qu'est rédigé un texte fondamental qui mènera à l'indépendance de ce pays. Les autorités vanuataises sont reconnaissantes puisque lorsque je souhaitais y retourner une deuxième fois, quelques grosses cylindrées du gouvernement étaient garées devant et je me voyais refuser l'entrée par des gardes du corps musclés mais courtois, pour cause de déjeuner des officiels. 

L'amour de Pilioko et de Michoutouchkine

Sur le chemin qui devait me mener vers la peinture de Pilioko et Michoutouchkine, je me suis arrêté un moment au marché des fruits et légumes, centre névralgique de Port-Vila, ville qui garde grâce à ce lieu un contact vital avec la vie rurale d'Efate. Le marché constitue une belle halte colorée au milieu d'une ville qui grandit et s'enlaidit des classiques grands hôtels qui viennent sur tous les rivages du monde se dresser pour satisfaire nos appétits de soleil resplendissants, de paysages océaniques, de dépaysements dans un univers climatisé, fermé, enclos. Pamplemousses géants, régimes de bananes, noix de coco, papayes, mangues, ignames, taros, bottes d'arachide se pressent sur les étals ou dans des paniers tressés le long des allées, les femmes assises par groupes de trois ou quatre bavardent sans prêter beaucoup d'attention aux acheteurs, Vanuatais ou touristes.

Marché de Port-Vila

Ici, c'est le règne de la concurrence pure et parfaite avec la rencontre de ces multiples acheteurs en contact avec les centaines de clients qui se pressent toute la journée, le produit est le même chez tous les commerçants, un seul prix est affiché, celui qui permettra la survie de ces agriculteurs venus de toute l'île pour vendre leurs biens. Je passe entre deux tables remplies de poissons frits dont les yeux grands ouverts tristes me contemplaient avec douceur. J'étais déjà dans une toile de Pilioko.

Pour se rendre à la fondation Michoutouchkine-Pilioko, rien de plus simple que les transports en commun à Port-Vila. Vous prenez un mini-bus, qui fait office de bus et taxi à la fois, qui compose son trajet en fonction de ses clients déjà à l'intérieur et pour une modique somme à peine supérieure à 1 euro, vous êtes transportés vers la bonne destination. Le peintre réside sur la route de Pango vers le sud de Port-Vila, une petite pancarte depuis la route principale aboutit à la propriété à travers un chemin de terre entouré d'un jardin luxuriant, planté d'espèces achetées à travers le monde entier. Je passe dans des petites salles d'exposition dans des cabanes en bois avec des toiles de Michoutouchkine exposées sur les murs. Une magnifique maison en bois sur deux étages apparaît à la gauche avant de passer sous un portique qui m'évoque les ornementations du parc Gaudi à Barcelone.

Soyez la bienvenue

Arrivé dans la cour intérieure, je vois un très vieil homme aux traits émaciés qui sort de la maison, qui me regarde avec attention, qui m'interroge immédiatement en français avec un accent pour savoir d'où je viens. Je lui explique que je suis Français vivant à Wallis, il me dit être né à Wallis, je le savais déjà. Il est indubitablement « rae rae » comme on m'avait prévenu, nom donné aux travestis masculins dans certaines îles polynésiennes du Pacifique dont Wallis. C'est une tradition ancienne dans ces îles notée déjà par les premier navigateurs, ces garçons différents reçoivent une éducation particulière dès l'enfance. Plus âgés, ils s'épilent, ont des manières efféminées et se travestissent librement. Aloi Pilioko est encore très coquet avec ses cheveux teints, ses bagues immenses aux doigts, une écharpe élégante autour du cou.

Nicolaï Michoutouchkine est un artiste français d'origine russe né à Belfort en 1929. Grand voyageur, les chemins initiatiques de la vie le mènent vers l'Inde, l'Australie, la Nouvelle Calédonie et enfin le Vanuatu. Chemin faisant, il croise sur sa route dans le Pacifique le Wallisien Aloi Pilioko un peu avant 1960, ouvrier travaillant dans le coprah avec qui il formera un couple inséparable, inaltérable. Artiste renommé, véritable Pygmalion, Nicolaï détecte en Aloi un amateur de peinture et lentement, irrésistiblement, va l'adouber, le métamorphoser en papillon-artiste à ses côtés, imposant son statut de peintre aux yeux du monde. Leurs styles resteront très différents : Michoutouchkine a eu une éducation artistique dès le plus jeune âge, sa technique est sûre, affirmée, ses toiles sont des arabesques d'éléments naturels, arbres, plantes, où se composent en surimpression des visages humains saisissants aux traits doux et tristes, tels des vagues océaniques, dans une maîtrise de l'art des couleurs qui courent sur la toile « comme un cheval qui galope libre dans la steppe ». Pilioko a un art plus naïf, primitif, ses thèmes de prédilection sont les chats, les poissons, les êtres humains aux corps ondulés dont les traits oscillent entre féminité et masculinité, toutes ces créatures s'enroulant entre eux dans une danse perpétuelle. Ils composeront des toiles communes où le haut est occupée par les arabesques de Michoutouchkine et le bas par les personnages de Pilioko.

Toile de Michoutouchkine


Toile de Pilioko

Cette fondation est en fait leur demeure que l'on peut visiter librement, un « anti-musée » original, inséré dans un paradis tropical. Leur passion pour la peinture va se doubler d'une prédilection pour la collection d'arts traditionnels d'abord océaniens, puis de toutes les cultures. Nicolaï va communiquer désormais à Aloi sa passion des voyages, il va l'entraîner dans une course folle pendant des décennies à travers le monde, Russie, Canada, Japon, multiples pays du Pacifique et de l'Europe, dans le but d'exposer et de vendre leurs toiles et les objets d'art de leur collection. Michoutouchkine meurt le 2 mai 2010 à Nouméa.


Aloi Pilioko me présente deux membres de sa famille, un jeune homme d'origine wallisienne mais né au Vanuatu, s'exprimant mal en français et son neveu, âgé d'une cinquantaine d'années, venu le voir de Wallis. Le jardin fourmille déjà de mille objets, dont des sculptures d'immenses chats du Bengale présentant des coupes de fleurs, des bustes qu'il me dit avoir reçu d'artistes syriens. Nous passons dans une cabane ouverte aux quatre vents, qui est l'atelier du peintre, qui donne sur l'Océan Pacifique et ses rêves, ses soleils éclatants, ses vents passionnés, ses pluies démentielles. Une toile occupe une immense table, d'autres les murs mais aussi étrangement les plafonds où sont suspendus des coquillages, des coques vides de noix de coco, des ustensiles et tant d'objets encore ; l'influence russe se devine près d'une palette de couleurs à des dizaines de bouteilles de vodka peintes ... Il me désigne à gauche vers la sortie qui donne sur l'Océan, quatre mottes de terre où il a enterré ses chats auxquels il était très attaché.


C'est la visite de la maison. Au rez-de-chaussée, ce sont des toiles de Michoutouchkine qui occupent l'espace à gauche, des portraits dont le regard s'agrippe au vôtre. Sur une petite table, deux crucifix, quelques images pieuses, un Boudhha, un chandelier, un plateau de service à thé entourent un portrait de Michoutouchkine, étrange table de prière dédié à un mort dans une forme inhabituelle, touchante de spiritualité intime. Je visite seul le premier et deuxième étage. Au premier, les toiles s'entremêlent à profusion, tendues entre les espaces de pièces non closes. L'une de Michoutouchkine recouvre parfois l'autre de Pilioko, il faut soulever les étoffes pour pouvoir les contempler, quelques tables regorgent également de peintures, de fresques, de portraits, de dessins, d'esquisses dans un éclatement infini de couleurs. Je monte d'un cran au deuxième étage, je suis sidéré par cet espace. Dans un agencement contredisant toute logique, vous trouvez dans la pièce un mannequin d'Indien d'Amérique, d'immenses poupées en chiffon de taille humaine reposant sur des fauteuils à osier, des peaux de tigre, des icônes russes sur les murs, d'innombrables babioles et dans une petite armoire, au milieu de poteries et poupées russes, un portrait de Sarkozy et de Poutine.


Deuxième étage de la fondation

Planté au milieu de la pièce un lit à colonnes, alcôve des anciennes amours de deux peintres, avec des étoffes en lieu et place des rideaux tombant du toit du lit ainsi que des T-shirts à l'effigie encore des deux chefs d'État. Je suis particulièrement intrigué par la présence de l'actuel président russe, Pilioko semble réellement l'admirer, je me demande s'il connaît les prises de position, les diatribes contre l'homosexualité de Poutine.

Je redescends et demande au peintre si je peux lui acheter une toile, j'étais commissionné par un ami qui avait déjà visité la fondation. Il me propose de manger avec lui et les membres de sa famille, j'acquiesce, nous allons dans un restaurant pakistanais qui propose des plats à emporter. Au retour, il me montre l'atelier de Michoutouchkine, il m'emmène voir certaines de ses toiles. De nombreuses fois au cours de la visite, il m'a désigné un lieu où travaillait son ancien acolyte, amoureux mort, une peinture qu'il avait composée, une photo de lui dans un article ou sur la table au rez-de-chaussée  ; ses toiles, son image, sa présence posthume, obsédante, visible et invisible hantent son compagnon vivant et les lieux. J'achète deux dessins, que je devais perdre lors du transit à Nouméa, idiot distrait que je suis … Il m'invite à boire de la vodka, je décline mais j'accepte un café. Je discute avec son neveu wallisien de la situation politique à Wallis, la royauté, les relations entre le Nord et le reste de l'île. Aloi Pilioko n'écoute pas la conversation, il est absent, perdu dans ses songes, dans le passé. Je prends congé.

Regards dans le crépuscule

Longues promenades de jour en jour à Port-Vila, après des excursions en plongée ou sur l'ile d'Efate, qui me ramènent un jour vers le marché. J'achète une botte d'arachides que je mange tranquillement en dérivant le long du rivage. Je suis surpris en brisant la coque jaune, pas de pellicule rouge autour des graines, il s'agit d'arachides nouvellement coupées, au goût frais, immature. Je croque celles-ci avec gourmandise tout en déambulant le long de la côte. Que restera-t-il de la présence française ? Il restera la pétanque, j'assiste à des parties passionnées sur une place légèrement en contrebas de la rue principale. Un homme s'asseye à côté de moi, il m'interroge sur mes origines, nous devisons longuement, je lui offre mes arachides, je n'ai pu en manger que la moitié. Il est pasteur, originaire de l'île de Pentecôte au nord de l'archipel. La fête de Pentecôte désigne ce moment du nouveau Testament où l'Esprit Saint descend sur ses apôtres, où des langues de feu se déposent sur eux pour leur donner le don des langues, le pasteur a été touché par cet Esprit car il est polyglotte, il parle trois dialectes en plus du bichlamar, de l'anglais et du français qu'il maîtrise relativement bien. Je lui parle du guide prénommé Edgar du musée national du Vanuatu et de ses magnifiques dessins de sable, originaire de la même île que lui, il le connaît, bien évidemment. Les joueurs de pétanque devinent mes origines, commencent à compter à voix haute les points en français, à s'interpeller dans ma langue, m'invitent à jouer avec eux. Je décline poliment, je tiens à préserver la réputation de grand joueur de pétanque du Français en m'abstenant de perdre contre eux ;-)
 
 
 
Tu tires ou tu pointes ?


Je continue ma dérive vers la terrasse d'un restaurant qui offre une vue magnifique vers le soleil plongeant dans la baie de Port-Vila. Le disque solaire se dépose comme une hostie, une offrande à l'horizon, délivre une lumière bleue métallique qui effleure avec une douceur infinie l'Océan, vaste lit aux vagues frissonnantes prêt à dissiper le soleil dans ses profondeurs. Irrésistiblement, celui-ci est submergé mais lance une vaste salve de feux jaune-orangés qui embrase les nuages, les cieux, la couche océanique. Étrangement, le bleu envahit à nouveau le ciel, et la lutte haletante des deux teintes se poursuit une longue demi-heure, chacune devenant à son tour dominante ou récessive. Juste avant l'extinction, quelques nuages effilés de couleur rouge flamboient avant que la pénombre ne s'établisse sur la terre, sur l'eau et dans les cieux.

Un paquebot pendant ce temps effectue ses manœuvres dans la baie, il se tourne lentement, allume d'abord une lumière qui s'élance vers moi comme une flèche irrésistible, puis ce sont deux feux qui se projettent avec douceur. Les deux lueurs rondes dans leur course pour m'atteindre s'emmêlent aux vaguelettes de l'Océan, se tendent comme des mains comblées de lumière, me guettent, je perçois un regard se détachant dans la nuit, deux yeux d'une grande bonté venant de France, soleils délicats, fragiles dont la tendresse maternelle, sororale, fraternelle, amicale se diffuse, se dissipe dans mes profondeurs océanes.

Regards dans le noir

 

samedi 12 avril 2014

Séjour au Vanuatu : Dans la lumière du volcan Yasur


Quand le volcan s'illumine

Mon hôte m'a réveillé vers 2h30 du matin pour une visite du volcan au lever du soleil. Je m'étais éveillé à de nombreuses reprises en raison du son de la pluie qui ne cessait de marteler le toit, puis rendormi. Le ciel vient de s'apaiser, nous marchons en silence dans la nuit à la lumière d'une petite lampe torche. Dans le ciel, les nuages s’amoncellent encore de part et d'autre d'un fin sillon qui, juste au zénith, trace le chemin vers le volcan, quelques étoiles tremblotent dans cette ouverture tandis qu'une demi-lune offre le réconfort de sa lumière pâle. Nous arrivons à l'entrée où deux gardes veillent pour payer la visite de nuit. En passant sous l'immense arbre banyan, Philip lève la tête, émet des cris rauques en direction des branches enténébrées de l'arbre, les chauves-souris s'éveillent, s'ébattent et déployant leurs ailes s'enfuient, je devine leurs ombres fantastiques, enchanteresses emportant les mauvais souvenirs qui s'éparpillent aux alentours. Montée longue, silencieuse, je me mets au rythme de mon guide, dont j'entends le souffle court juste à côté de moi. Dès que la pente devient plus abrupte, je le précède et dois l'attendre quelques instants, nous en profitons pour marquer une petite halte avant de repartir. Par instants, le sillon du ciel s'élargit, les nuages s'écartent, la lumière de la lune dans un halo d'arc-en-ciel devient plus intense, je vois les ombres des arêtes des falaises se dessiner sur la route, des palmes des cocotiers osciller sur la route, les corolles des fougères arborescentes comme des étoiles frémissantes, ardentes tandis que les joncs affinés s'inclinent sous le vent léger qui commence à souffler lorsque la route s'élève. Nos propres ombres de marcheurs poursuivent obstinément, à gauche, leur chemin à nos côtés ; même dans la nuit, minéral, végétal, être humain, nous sommes toujours l'ombre de la lumière du soleil. Mon guide me désigne le poste d'observation quand le volcan a des périodes de plus forte activité. Au loin, au détour d'un virage apparaît dans le ciel « l'étoile du matin », Vénus resplendissante, ainsi désignée dans la culture du Vanuatu, comme dans tant d'autres cultures, car elle précède et annonce le soleil. Nous arrivons sur la plaine cendrée, au pied des derniers lacets qui s'élèvent vers le promontoire au dessus des cratères. Nous nous engageons sur le chemin et à quelques mètres de l'objectif, une grande explosion retentit tandis que s'élève un panache blanc démesuré. Ouf, me dis-je, si j'avais été accueilli par de la fumée noire, moi qui ai vu la si lointaine mer Égée, je me serais précipité dans le cratère, j'aurais sauté vif dans celui-ci pour me fondre dans la lave, amer, désespéré …
Je m'assieds à quelques centimètres du précipice, tandis que mon guide prend place derrière moi et pique un petit somme, adossé contre un rocher. A nouveau, dans l'obscurité, feux d'artifices, explosions détonantes, fumées sombres ou blanches s'enchaînent, s'entraînent à un rythme régulier. Le spectacle est encore plus magnifique, hypnotique que la dernière fois, cette fois-ci les deux bouches éjectent de la lave. Celle de gauche envoie des fusées de lave éclairantes rouge intense très haut dans le ciel, s'élevant à une vitesse prodigieuse tandis que celle de droite, muette au moment du coucher du soleil deux jours plus tôt, envoie des salves plus discrètes, petites fontaines de lave s'élançant en flots continus. Les silhouettes, les arêtes du versant ouest se fondent dans l'obscurité avant de brièvement se recomposer au moment où les gerbes sanguines s'élèvent. Entraînés par le vent, les morceaux illuminés après leur bond extraordinaire s'en vont se déposer sur la face interne opposée du volcan, brillent, éphémères, radieuses, rivalisent, surpassent un bref instant leurs soeurs-étoiles éloignées comme des constellations nouvelles sur la terre noire puis s'éteignent lentement, ivres du bonheur d'avoir transpercé les cieux, d'avoir brûlé vif dans l'air, comme mourront un jour toutes les étoiles du ciel.
Flocons de lumière dans la nuit

Nuit complète, seules ces lumières vives dansent, brillent, meurent avec mon cœur battant la mesure, ordonnatrice secrète de cette symphonie nocturne de l'espérance. J'écoutais le sommeil du monde, le cœur des hommes, des femmes au repos qui palpitaient en sourdine. J'écoutais, je voyais, je palpais leurs rêves d'amour, de joies, de gloire, de destructions, de reconstruction, je humais, je sentais la vibration de leurs peurs, leur attirances, leurs désirs secrets …. La magie du spectacle, irréelle, sortie d'un songe est incantatoire, un dialogue muet s'instaure en moi, avec mes ombres, les miennes, celles de l'humanité : Que veut nous dire Yasur, l'homme-volcan enfoui au fond du volcan ? Pourquoi a-t-il erré toute sa vie dans le Pacifique, qu'a-t-il trouvé auprès de ces deux femmes à Tanna qu'il n'a réussi à recevoir, à capter nulle part ? Pourquoi du fond des entrailles de la terre continue-t-il à déployer vers nous sa respiration de feu ? Quelle est la signification de chacun de ses souffles enflammés ? Est-ce que ce sont les souvenirs de son ancienne vie qui remontent à la surface ou souhaite-t-il nous aider, nous envoyer des gerbes de lumière salvatrice pour nous guider dans la vie ? Toute question, comme tant d'autres dans l'existence, qui resteront sans réponse …

Peu avant cinq heures, alors que l'on pressent que l'aube est proche, explosion magnifique, la plus resplendissante, un immense faisceau de laves enflammées s'élève infiniment haut du cratère de gauche, comme pour s'en aller effleurer, étreindre le ciel, c'est le moment que choisit celui de droite, comme deux cœurs au diapason, pour envoyer trois feux d'artifice délicats qui se déploient en bouquets successifs, leur lueur éclatant, finissant dans la pénombre le temps que les morceaux de lave du premier cratère s'éteignent définitivement. Lentement, par degrés délicats, le bleu-nuit du ciel remplace le noir tandis que Vénus à l'Est, la planète-volcan, flamboie en projetant ses derniers rayons. Une barre de nuages s'effiloche à l'horizon derrière laquelle les rayons orangés du soleil commencent à poindre pour ressusciter la lumière du jour.



 
Éveillez-vous au monde sur un volcan

La marche sur mon passé

Mon guide me propose de passer vers un point surélevé au sud du volcan, je l'accompagne pour admirer le cratère d'encore plus près et les couleurs de l'aube qui s'intensifient. Je le vois inquiet, nous sommes plus proches du cratère et le vent souffle vers nous. Il me demande si je souhaite traverser le flanc ouest, il me prévient du danger. C'est la direction vers laquelle se dirigent les morceaux de lave éjectés du volcan, mais ce sont surtout les vapeurs de soufre qui s'élèvent vers ce côté qui l'inquiètent, il craint l'intoxication si elles sont trop épaisses. Il réitère sa question, je réponds les yeux brillants, écarquillés, le ventre entouré de vibrations d'excitation délicieusement noué par la peur « Oui ». Nous commençons à marcher rapidement sur le flanc ouest, l'un derrière l'autre, Boum une déflagration résonne dans les airs. Je le vois devant moi qui masque son nez et sa bouche avec sa chemise pour éviter de respirer le soufre, je fais de même. Je marche courbé pour descendre mon centre de gravité puisque je longe la pente mais je suis également recroquevillé par la peur parce que je redoute de dégringoler vers le bas. Je suis sujet au vertige, je dois marcher entre deux précipices, celui de gauche avec la pente raide, cendrée qui mène vers la grande plaine lunaire où j'ai couru la veille alors qu'à ma droite, gouffre infernal bien plus vertigineux, les bouches du volcan vocifèrent leur tonnerre, leur feu vers moi. Funambule effrayé, je jette des coups d'œil à droite à gauche puis fixe des yeux mon chemin au sol pour dompter la peur des abysses qui poigne en moi. Nous nous arrêtons un petit moment, je me penche en avant, mon cœur-volcan bat la chamade, projette avec fureur mes laves de sang dans mon corps ; je vois distinctement les deux cratères évoqués par mon guide à l'intérieur de l'immense cavité de droite, celle que je voyais à gauche depuis l'autre côté, celle qui était la plus active, la plus ardente. A l'intérieur des plaques de magma incandescent tournoient, prêtes à exploser, à générer les blocs de lave qui vont déferler vers ce versant. Nous repartons, une autre explosion retentit au moment où nous nous allons atteindre notre but, le point le plus surélevé du volcan, une petite plateforme située au nord-ouest. J'exulte, j'ai le sentiment d'avoir vaincu mes peurs, d'être sur le toit du monde …


V comme Volcan, V comme Victoire


Irradiations, illuminations de ma vie, du paysage, du monde en moi … A ma gauche, le soleil renaissant au dessus du volcan, ivre de joie à l'Est, vin-cœur de la pénombre absorbe Vénus dans son halo invincible, il entame sa longue course palpitante dans le ciel, dans mon âme. Je vais sur le bord extrême du volcan pour respirer à grandes bouffées, pour inspirer en moi pour l'éternité le panorama somptueux qui s'expose à mes regards. Au loin, à l'Ouest, quelques monts verts resplendissent recouverts d'arbres épanouis, au milieu coule la rivière qui découpe en demi-cercle le paysage avec une petite frange jaune de brousse qui serpente entre les rives et la jungle. Sur la plaine désertique et sous mes pieds, les milliards de poussière grise éjectés par Yasur depuis des siècles vibrent en résonance avec l'horizon lointain qui réclame la venue de sa Majesté le Soleil. L'enthousiasme se lit sur nos visages. Nous amorçons la descente, la pente m'impressionne mais dès les premiers pas, mes pieds s'enfoncent aisément dans la cendre, la peur, qui n'était gigantesque que dans mon imagination, disparaît instantanément. Philip s'asseye et réalise, tel un enfant euphorique, d'une agilité surprenante avec ses kilos superflus, trois sauts de kangourou, bondit, jaillit vers les airs à une hauteur surprenante pour atterrir en position assise. Je suis en baskets, il est pieds nus, j'enlève mes chaussures pour l'imiter, marcher dans la cendre anthracite, amoncellement de laves anciennes projetées par les bouches du volcan. Divine surprise, je m'attendais inconsciemment à ce que mes pas s'enfoncent dans une terre tiède à quelques encablures des cratères de magma, mais au contraire une sensation de fraîcheur indicible retentit sur la plante de mes pieds, liée aux pluies nocturnes et à la rosée du matin. Je marche dans la cendre refroidie, la terre s'enfonce jusqu'aux chevilles, recouvre mes orteils. Sensation au toucher douce, onctueuse, j'éprouve un sentiment d'allégresse, de vigueur inouïe sur la peau qui se répercute depuis la base sur tout le corps, qui flue dans mes organes, régénère mon cœur, vivifie mon souffle. C'est la lave incandescente projetée vers le ciel depuis le volcan, retombée là depuis une durée très largement supérieure à celle de l'histoire de l'humanité sur laquelle je marche, exultant de bonheur. Moi aussi, j'ai connu des explosions de joie, des élans fabuleux d'amour qui souhaitaient étreindre, capter le ciel, résident en moi désormais comme une pluie d'or inaltérable les souvenirs de ces moments de grâce non inertes, morts, mais recelant au contraire à chaque fois que je les touche par la pensée la finesse de la poussière, la fraîcheur d'une terre vive, la soie de la cendre. J'ai été aimé par ma famille, par mes amis, par quelques femmes, j'ai reçu la part d'amour que je méritais, ni plus, ni moins, en fonction de mon propre don à ceux qui m'entouraient, à la vie. J'ai aimé, j'ai brûlé maintes fois, j'ai ressuscité. Je me retourne, je vois la trace de nos pas creusés sur la terre depuis le sommet, traces qui s'effaceront bientôt.


Chemins en zigzag des éblouissements


A mi-pente, mon guide découvre un bernard l'ermite qui monte avec persévérance la pente, le crustacé s'enfonce dans sa coquille dès que nous le prenons en main. Nous sommes stupéfaits, au train où il va, il a dû quitter les zones hospitalières de la brousse, de la jungle où il pouvait se nourrir depuis quelques jours. A l'instar des insectes venus hier se brûler à la flamme des bougies, voulait-il se précipiter vers le cratère ardent ? S'agit-il d'un ermite qui souhaitait méditer au sommet du volcan sur la vanité de la vie, sur l'inutilité des efforts dans l'existence, sur le néant qui nous compose ? Nous décidons de l'emmener jusqu'aux abords de la jungle pour le détourner de son but et le remettre dans un univers moins hostile.

Qui a la plus grosse ?

Après deux heures et demie de repos, je vais avec Frank, un autre frère de Philip, pour aller assister au spectacle des « Big Nambas ». Sur le bord de la route se dressent quelques étals sur lesquels reposent fruits et pâtisseries éloignés d'une cinquantaine de mètres des maisons, il émet un sifflement, arrive le propriétaire à qui il règle son achat. Je lui demande si ces denrées laissées sans aucune surveillance ne sont jamais volées, il me dit qu'il règne ici un respect mutuel, qu'il est impossible de se livrer à de telles pratiques. Heureux pays …

Nous arrivons sur une petite place à l'extrémité de laquelle se pavane un immense banyan. Frank m'explique qu'il s'agit de l'entrée du village des « Big Nambas ». Entre les racines démesurées de l'arbre, une fente à hauteur d'hommes permet de pénétrer dans un village dont j'aperçois les toits. J'avais interrogé la veille mon hôte pour savoir ce qu'était le spectacle des « Big Numbers » « Les Grands Nombres » . Il me révèle que nul nombre démesuré n'est à prévoir, à calculer, j'entendais mal ; il s'agit en fait de « Big Nambas », tribu locale qui a la particularité de danser avec d'immenses étuis péniens. Et les voilà, vieux, jeune, adolescent, enfant qui s'avancent, qui s'introduisent dans le petit chemin à travers les racines du banyan, débarquant avec leur pagne et leurs pénis de paille, avec force cris, chants, claquements de mains.   



Les Big Nambas en scène

Les femmes aussi arrivent par la suite, se mêlent à la fête mais éducation chrétienne oblige, elles se couvrent les seins. D'après Frank, les chants sont des invocations des esprits, des paroles de bienvenue, de glorification de l'unité nationale du Vanuatu. L'univers craint, honni par Claude Lévi-Strauss à la fin de son ouvrage « Tristes Tropiques » s'étale devant mes yeux, ils font leur petit spectacle pour les touristes dans leurs tenues ancestrales pour nous amuser, la mondialisation a porté en les germes de l'uniformisation des différences puisque je sais pertinemment qu'après la cérémonie et les danses, ils s'en iront habillés à l'occidentale grâce à notre argent, vérifier les messages de leurs portables, regarder les séries télévisées américaines sur l'écran. A qui la faute ? C'est la faute à Levi-Strauss, aux ethnologues, c'est la mienne, c'est la vôtre, à tout un chacun avide de curiosité, d'appétit de culture, et c'est même celle des peuples primitifs reposant sur les mêmes fondements psychologiques que nous, désireux de nous découvrir, intrigués, effrayés, charmés par nous qui leur transmettons nos désirs transmis à nous par d'autres, par simple capillarité. Cet univers décrié prend pour moi la forme du visage souriant du vieux chef de village, au regard malicieux, qui m'invite à le prendre en photo.


 Perdu … C'est lui qui a la plus grosse ;-)
Miam Miam chez les cannibales

Animation du début d'après-midi, je suis entraîné vers un site cannibale, les îles de Vanuatu, comme celles de Fidji, de la Nouvelle-Calédonie, de Wallis-et-Futuna ont eu un passé anthropophage. Toutefois, par rapport à Wallis, où j'ai perçu toujours un rapport complexé à cette coutume de leurs ancêtres, les Vanuatais, à l'instar des Fidjiens, entretiennent une relation apaisée, ils ont pris le parti d'en rire. Ils sont dans une relation marchande avec les Occidentaux, celle-ci est un profond vecteur d'échanges, de cordialité.

J'assiste à quelques démonstrations de leurs coutumes primitives, leurs techniques de chasse du cochon sauvage. Je suis fasciné par leur technique de cassage de la noix de coco. Nul besoin d'un outil de découpe, d'un quelconque silex, ils utilisent le pied. Ils enroulent une tige d'herbe dont ils relient les deux extrémités avec une brindille de bois, ils disposent la noix de coco sur ce fragile support reposant sur la tranche au dessus d'une pierre plane puis déposent une deuxième tige enroulé selon le même principe sur le sommet de la noix. Et Vlan un coup de pied puissant dans le fruit qui se fend en deux. 
  

Pied fracassant la noix de coco

Dernière course avant extinction des feux

En fin d'après-midi, jogging pour dévorer une dernière fois la vue de cette plaine de cendre magnifique que j'ai pu contempler le matin d'une hauteur de plus de trois cent mètres. Mes pieds sont lourds de la fatigue de la veille et des marches de la journée. Je recommence le même parcours, je vais vers les joncs, la rivière, les premières pentes du volcan. J'aperçois des traces de pas dans la terre noire humide près du cours d'eau, je suis convaincu qu'il s'agit des miennes, j'ai couru ici hier. Je tente de mettre mes pas dans mes pas précédents, mais il s'avère impossible que ce soient mes empreintes, que ce soit en accélérant, au rythme de la récupération ou à une allure normale, la foulée plus petite ne peut être que celle d'un enfant, la marque de mon passage a bien disparu. Quatre fois, le volcan se déchaîne, émet son grondement pendant ma course sur la plaine. Au retour vers le chemin de brousse, le vent est cette fois-ci contre moi, je cligne des yeux pour éviter l'aveuglement, je  me courbe légèrement et tente même quelques accélérations, obstiné, rageur. Je m'engouffre dans le chemin, j'arrive devant une petite fourche avec deux trajectoires, l'une vers la droite dans laquelle je m'étais égaré la veille, et celle de gauche que j'emprunte en toute confiance pour aboutir à mon bungalow.
Je me couche tôt, fatigué des efforts de la journée. Juste avant de m'endormir, mes pieds effleurent la matière douce, souple de la moustiquaire, bondissement, jaillissement de mon cœur vers le ciel qui se remémore la marche dans la cendre, la fraîcheur onctueuse de la terre, la lumière enivrante du matin qui déferlait vers moi.

dimanche 6 avril 2014

Séjour au Vanuatu : Dans l'ombre du volcan Yasur


En route vers l' Y du Vanuatu

Je m'envole vers le Vanuatu depuis la Nouvelle-Calédonie, regard vague au début perdu vers l'extérieur. Une pâle pleine lune trône au milieu de nuages éblouissants formant un immense océan velouté, pacifiant les âmes dans le soir. Je me plonge dans une lecture, je relève la tête près d'une demi-heure plus tard, disparition complète de l'océan dans le noir mais la pleine lune plus haute a capté, avalé la blancheur nuageuse, elle scintille d'un éclat neuf, vif, ardent à l'horizon.

L'idée d'un voyage au Vanuatu a germé au cours des discussions avec des amis sur l'île qui revenaient enchantés de leur séjour là bas. Et je trouvais le nom de cette contrée magique, pays héritier des Nouvelles Hébrides … Situé dans l'Océan Pacifique, au Sud-Ouest de Wallis et à 540 kms au Nord-Est de la Nouvelle-Calédonie, le Vanuatu est composé de plus de 80 îles dessinant un « Y » incliné vers la gauche, côté cœur, avec près de 900 kms séparant les deux extrêmes au sud et au nord.

Le pays est situé au sud-est de la ceinture de feu, alignement de volcans qui borde l'Océan Pacifique dans son pourtour sur 40 000 kms, qui coïncide avec un ensemble de limites de plaques tectoniques et de failles et qui regroupe 75% des volcans actifs et explosifs de la planète.

Après quelques jours à Efate, l'île la plus peuplée, je me dirige vers l'île de Tanna située dans la base du « Y » pour admirer le volcan Yasur, en activité permanente. Je suis dans un petit avion Twinotter, je traverse l'océan, observant les traces d'écume des vagues. Tour à tour, au gré du vent, l'océan s'emplissait de flocons d'écume sous les fortes bourrasques puis il devenait un immense surface frissonnante, à peine troublée, lorsque le souffle du ciel s'apaisait. Nous sommes entre deux couches de nuages, dans l'un d'entre eux brille la trace éphémère des couleurs d'un arc-en-ciel. L'ombre des nuages laisse une marque sombre sur l'eau, ombre et lumière l'océan reproduit le dessin changeant, capricieux du ciel. Nous passons sur un amas plus gros, l'ombre de l'avion aux ailes effilées s'inscrit nettement sur le nuage : avion-ombre sur le nuage-ombre de l'océan, nous sommes toujours l'ombre de la lumière du soleil.

Vers le volcan Yasur

Je suis accueilli à l'aéroport par Robert, le chauffeur et Maria, sa compagne, ainsi que Philip chez qui je vais être hébergé, hôte qui se révèlera affable, bavard pendant ces trois jours. Le périple pour arriver jusqu'au logement que j'occuperai dure près de trois heures avec une petite halte au marché. La route est un chemin cabossé tracé dans la jungle, mettant à rude épreuve les énormes roues portant renforcées du pick-up. Le volcan Yasur dévoile ses flancs sombres, son panache enfumé au détour d'un virage, en haut d'une colline.


Le volcan Yasur de Tanna

Le chemin s'obscurcit au fur et à mesure de la cendre grise foncée que projette depuis des siècles le volcan. Alors que nous ne cessions d'être balancés par le roulis provoqué par les bosses de la route, celle-ci devient plus lisse jusqu'à déboucher depuis la jungle sur une très grande plaine d'aspect lunaire recouverte de cendre volcanique, désertique, d'une beauté saisissante tandis que le volcan ne cesse de s'agrandir lorsque le pick-up fonce vers lui. Le véhicule traverse une rivière en s'enfonçant directement au milieu de grandes éclaboussures dans le flanc du cours d'eau, frôle les bords du volcan et s'engage dans une petite route située aux pieds de celui-ci. Nous voici arrivés devant le petit bungalow serti dans un jardin au milieu de plantes nouvellement plantées, d'un très beau banyan et de l'inévitable poudre anthracite du sol. Le site s'appelle « Volcanoview », pas de mensonges à déplorer, la « vue du volcan » est somptueuse depuis la petite terrasse. 
 

La petite maison dans la jungle

Je pars en excursion vers la fin de l'après-midi avec pour guide Alfred, le frère de Philip. Tanna est l'île où s'élèvent des banyans immenses et une nouvelle fois à l'entrée de la route qui monte vers le volcan, nous passons sous cet arbre au tronc gigantesque, aux milles racines qui pointent vers la terre. Alfred marche vite, je le suis en pressant le pas. Montée rude au pas de charge tandis que la vision des cocotiers, des fougères arborescentes, des joncs rythment la cadence. Tout à coup, un bruit de moteur derrière nous, un véhicule transportant cinq touristes australiens s'arrête, Alfred et le chauffeur s'entretiennent, nous voilà embarqués dans la voiture et en quelques minutes, nous débouchons sur un espace nu, cendré à quelques encablures du sommet, les derniers mètres s'effectuant obligatoirement à pied sur un chemin qui serpente vers le flanc est, surplombant un vaste cône où l'on distingue deux trous béants. Ici, le vent souffle avec vigueur, heureusement j'ai pensé à me munir d'un ciré coupe-vent. Alfred nous explique qu'il y a quatre cratères en fait à l'intérieur des deux grands trous en contrebas du flanc depuis lequel nous observons et entendons les explosions. Deux Boum s'enchainent de manière violente, impressionnante. Nous descendons quelques degrés, nous discutons avec Alfred lorsque Boum une troisième déflagration résonne bien plus assourdissante que les précédentes, l'onde de choc traverse notre corps, nous effraie, nous avons tous un mouvement de recul.

Des deux cratères s'éjectent parfois de la fumée. Lorsqu'elle est blanche, elle est principalement composée de vapeur d'eau mais elle peut aussi être d'une teinte très sombre, le panache est alors formé de différents gaz dont le soufre mêlés à des composants solides tels que poussière, cendre provenant de la pulvérisation de roches ou magma. Le magma s'extrait aussi parfois dans ses explosions sous formes de jets de lave incandescents, les éclats rouges, brûlants se projettent en gerbes à une dizaine de mètres au dessus du cratère. La beauté du spectacle s'intensifie lorsque le soleil plonge sur le versant opposé du volcan. La lumière s'obscurcit, le soleil lutte contre le ciel assombri et les fumées noires, devient une boule pâle prête à être engloutie par la bouche du volcan, s'évanouit mais rebondit de plus belle sous forme de projectiles de laves luttant obstinément contre l'obscurité. Les déflagrations se succèdent à un rythme régulier, nous sommes plus d'une vingtaine à contempler ce spectacle hallucinant des jets de lave dans l'obscurité s'élevant haut vers le ciel ou explosant en forme de feux d'artifice discrets en contrebas. Le cratère de gauche délivre les salves de lave, tandis que celui de droite délivre le plus souvent une fumée sombre qui grandit, prend des proportions gigantesques, étranges, inquiétantes dans la nuit. Alfred m'explique que ce n'est pas toujours le cas, que les deux cratères peuvent cracher des morceaux de lave.


Au bord du volcan

La légende raconte que Yasur est un homme qui erra dans le Pacifique sud et traversa l'ile de Tanna pour se reposer et s'installer. Là, deux vieilles femmes lui offrirent l'hospitalité et l'homme volcan décida de rester sur place. Il se sentait enfin à l'aise ; l'endroit lui convenait parfaitement. C'est alors que la terre se mit à trembler, d'immenses failles s'ouvrirent, Yasur s'enfonça dans les entrailles de la terre, il prit à tout jamais racine en ce lieu dans un déluge de flammes et un tonnerre assourdissant. Et depuis, il souffle vers nous sa respiration de feu.

C'est la nuit complète lorsque nous descendons vers le bungalow. Je m'endors peu de temps après avoir entendu le grondement d'une nouvelle déflagration dans la nuit.

Danses, baignade et course

Le lendemain, nous nous rendons avec Philip et son fils Bryan vers un village traditionnel. Marche d'une demi-heure à travers la jungle. Nous arrivons sur une petite esplanade qui domine les alentours, le site se révèle être un promontoire qui offre une belle vue sur le volcan. Une jeune adolescente m'offre un collier végétal avec deux magnifiques hibiscus rosé et rouge qui resplendissent sur ma poitrine en médaillon. L'hibiscus est la fleur-volcan par excellence, avec son immense pistil qui s'extrait comme un jet de lave depuis le cône constitué de pétales aux couleurs vives. Je vais m'assoir sur un banc pour assister à leurs cérémonies. Les femmes entretiennent un brasier sans lequel m'explique-t-on la cérémonie ne peut avoir lieu, comme si le feu couvant devait se communiquer à leur corps. Quelques villageois vêtus de pagnes en fibres séchées de bourao se livrent alors à quelques danses de célébration du volcan, enfants, femmes, hommes, chiens participent aux mouvements effrénés. Aucun instrument, ils entament une mélopée bruyante, claquent des mains, l'enthousiasme se communique au groupe. Au moment où les jeunes hommes entrent en scène, je suis impressionné par la violence de leurs coups de pied au sol, j'ai le sentiment que je fracasserais les miens si je déployais la même énergie. Ma danse préférée fut celle où deux jeunes enfants échangeaient leur place en sautillant dans l'allégresse générale.


A toi à moi

Ils se livrent ensuite à un jeu qui consiste à porter un enfant avec de simples feuilles. Dernière démonstration, celle de l'allumage du feu. J'ai bien entendu déjà vu cette technique qui consiste à frotter deux bois l'un contre l'autre pour enclencher un feu mais je suis ébahi par la vitesse de l'exécution car en moins de quinze ou vingt secondes, une légère fumée s'échappe et les petites brindilles s'enflamment au contact du bois surchauffé. Le jeune homme s'improvise une cigarette, en enroulant un bout de papier autour de quelques herbes tassées, qu'il allume devant moi pour cracher la fumée en me regardant, rigolard.

Je remercie le chef du village, nous descendons une pente très abrupte pour nous rendre vers la rivière. Je vois Bryan disparaître sur un chemin à pic qu'il m'est impossible d'emprunter, je suis contraint de prendre un sentier plus praticable. En quelques secondes, agile, souple, le voici en bas en train de nous attendre, de nous faire signe. Entrée prudente dans l'eau froide, mais au bout de quelques secondes, elle se révèle très agréable, rafraichissante. Le courant est fort, en nageant je reste sur place, je descends vers le fonds à plusieurs reprises pour jaillir à nouveau vers la surface. Je discute avec Philip qui est venu me rejoindre. Il me mime une petite démonstration de boxe, il fut un champion amateur à Port-Vila : seize combats pour deux défaites seulement, deux victoires aux points et douze victoires par KO. Ses coups, direct, crochet, uppercut sont rapides, vifs, il me montre la garde qu'il adoptait avec les droitiers, celle réservée aux gauchers. Il est désormais ventripotent, mais les muscles de ses bras sont bien dessinés, impressionnants, je me garde d'évoquer mon ancienne gloire de shadow-boxing … Il sera attachant durant ces trois jours, il évoquera ses  sacrifices financiers pour ses enfants en même temps que sa grande fierté à faire étudier deux d'entre eux, les plus âgés, dont l'un est à Port-Vila pour les études supérieures. Costaud au cœur tendre, il est très apprécié par ses amis qui le charrient sur ses kilos superflus avec malice lorsqu'au retour vers l'aéroport il prend la place dans la benne du pick-up, et lui conseillent de faire des joggings réguliers comme moi. Il se tapotait alors le ventre de manière comique pour les faire rire aux éclats.

Nous remontons vers le village, je traverse à nouveau le site des danses. Les villageois ont abandonné leur tenue traditionnelle, ils vaquent à des tâches quotidiennes avec des vêtements occidentaux, short, T-shirt, j'ai dans un premier temps du mal à les reconnaître jusqu'à ce que j'aperçoive le chef. C'est faux « L'habit fait le moine et l'indigène ... »

Après-midi lézard sur la terrasse après le repas suivi d'une courte sieste. Je reste assis sur la terrasse à écouter le pépiement des oiseaux qui se répondent d'arbre en arbre, de branche en branche, tandis que s'élèvent au loin au rythme régulier des détonations les fumées blanches ou sombres. Je cours en fin d'après-midi, je débute par le chemin de brousse qui débouche sur la grande plaine cendrée du volcan. L'espace nu désertique s'étend aux pieds de celui-ci, mes pas lourds rebondissent avec difficulté sur la surface de couleur grise foncée, scintillante par endroits. Je longe quelques instants un espace de savane où s'entremêlent des joncs, des herbes séchées. Je m'approche du cours d'eau, le même que celui où je me suis baigné mais plus en aval. Ici la terre devient noire sous l'effet de l'humidité, mes pas s'enfoncent sur le terrain meuble qui semble aspirer mes pas pour me retenir, m'absorber dans les entrailles de la terre, je dois relever mes genoux pour continuer à avancer. Mes chaussures à cet endroit laissent une trace nette, je me retourne, je me demande : Quelle figure géométrique tracent mes pas depuis la grande course dans le monde entamée à la naissance ? Je cours au hasard, je monte le début de la pente raide du volcan pour redescendre. Le vent se soulève et souffle dans la même direction que moi, les fines particules me dépassent, j'entame une course avec la poussière … J'accélère, combat perdu par KO à la première reprise, je dois ralentir ... Je reviens vers la rivière, le filet d'eau y est plus mince comparé à l'amont, le courant durant la saison des pluies chaque année a creusé, raviné des gorges profondes en forme de canyon. Je recherche mes traces, je les retrouve avec beaucoup de mal. Je reviens vers le bungalow, la douche n'est pas encore aménagée, je me lave dans une cabane avec mes pieds plongés dans la terre noire, je puise l'eau d'un seau avec un gobelet que je verse sur moi.

J'attends le repas sur la terrasse. Pas d'électricité, seule la lumière de deux bougies disposées dans de petites assiettes m'éclaire.

Deux flammes

Les insectes viennent en abondance, en conférence, attirés par la lumière. La cire comme une coulée de lave descend le long du cylindre. Deux fourmis escaladent tour à tour la tige blanche, les voilà au sommet de leur vie dans la cire liquide brûlante, les frêles insectes se débattent en vain, pétrifiés désormais pour l'éternité. Une phalène vole, revient de manière incessante, obsédante vers la lueur, frôle la flamme, s'éloigne à nouveau, bat des ailes, haletante, semble renoncer mais la tentation est trop grande, le papillon se précipite dans le feu, ses ailes sont carbonisées. Consumé, il se démène, gigote, tremble dans la coupelle avant de rendre l'âme. Ces insectes sont-ils des sages soufis, ivres de se précipiter dans la brûlure de la vérité, passionnés prêts à s'embraser dans le feu de l'abandon de leur enveloppe charnelle, de leur esprit ?
Le volcan continue de tonner.